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Le traitement médiatique de l’arrestation de Varg Vikernes et ses enseignements

Posted in Actualité et perspectives du black metal with tags , , , , , , , , , , , , , on 20 juillet 2013 by Darth Manu

Aske - Burzum

Donc, deux jours après le début de sa garde à vue, et sans que celle-ci ait atteint la durée maximale de 96 heures, Varg Vikernes a été relâché  (et a depuis commencé sur son blog le récit en plusieurs parties de l’arrestation et la garde à vue). Si aucune association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste n’a été mise en évidence, il sera cependant probablement poursuivi pour incitation à la haine raciale devant le tribunal correctionnel de Paris.

Rien n’est surprenant dans cette issue:

– concernant l’accusation d’incitation à la haine raciale: tout ceux qui ont ne serait-ce qu’un tout petit peu suivi l’histoire du groupe Burzum et de son unique membre connaissent bien le racisme et l’antisémitisme explicites et sans cesse rabâchés de ce dernier. On se souvient que l’an dernier, Radio metal a préféré censurer sur plusieurs points une interview qu’il lui a accordée, plutôt que de la publier, comme d’habitude, intégralement, en raison de nombreuses déclarations antisémites susceptibles d’engager la responsabilité légale du webzine.

– concernant la levée de la garde à vue et des soupçons de terrorisme: dès les premières dépêches, les faits reprochés paraissaient très minces. Dès le début, lesjournalistes ont rappelé que l’achat de 4 armes à feu par Marie Cachet, la compagne de Vikernes, qui semble avoir été l’élément déclencheur décisif de la garde à vue, était légal, puisqu’elle dispose d’un permis de port d’arme. Interrogé sur l’opération, le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a reconnu dès le premier jour que l’arrestation était de nature essentiellement préventive:

« « Cet individu, proche de la mouvance néonazie constituait donc une menace potentielle pour la société, comme l’atteste la violence de ses propos interceptés notamment sur le Web », affirme la Place Beauvau. Plus tard dans l’après-midi, M. Valls, tout en reconnaissant qu’il n’y a pour le moment « ni cible, ni projet identifié », a justifié cette décision par la nécessité, face au terrorisme, « d’agir avant, et non pas après ». » (Le Monde, « Valls justifie l’arrestation préventive du Norvégien Vikernes »).

Enfin, la nature des armes trouvées au domicile de Varg Vikernes, des 22 long rifle essentiellement, semble peu compatible avec un massacre du type de celui commis par Breivik en 2011, et beaucoup plus avec la pratique de la chasse mise en avant par le couple. Jacques Raillane / Abou-Djaffar, ancien des services secrets et un commentateur très informé des milieux et des problématiques du contre-terrorisme, exprimait dès mardi son profond scepticisme:

Si, compte-tenu des antécédents de Varg Vikernes, on comprend aisément qu’il soit surveillé, et que ses récents posts de blog sur le déraillement de Brétigny, couplés à un achat d’armes important, suscitent quelques inquiétudes, surtout à quelques jours du second anniversaire du massacre commis par Breivik en Norvège, on peut en effet s’interrogersur le caractère brutal et médiatique du mode d’intervention choisi. Peut-être lié au besoin de redorer le blason de la DCRI, fortement terni par l’affaire Merah?

An fond, je n’en sais rien, n’étant pas moi-même spécialiste, ni de près, ni de loin, du contre-terrorisme, et tout cette histoire relève au fond du fait divers très anecdotique.

Ce qui est plus intéressant, c’est le traitement médiatique qui en a été fait, et ce qu’il révèle de l’évolution de la réception du black metal par le grand public, un quart de siècle après son apparition, et 21 ans après les méfaits du black metal inner circle norvégien, auxquels Varg Vikernes a tant et si célèbrement contribué.

Tout au long de la journée de mrdi, et alors que la nouvelle de sa garde à vue se répandait sur les réseaux sociaux, j’ai vu pluieurs de mes contacts metalleux commencer à anticiper un backlash médiatique sur la communauté metalleuse dans son ensemble.

Ainsi, un de mes contacts facebook écrivait sur sa page:

« Métalleux, métalleuses, Brace yourselves, Commentaires are coming, avec la mise en examen de Varg, le Metal va s’en prendre des caisses et des violentes ! ahahahahah c’est bon, l’année prochaine on repasse sur M6, c’est fini les traitements de faveurs du petit journal ! XD »

Et, avec une inquiétude plus tangible, le fondateur et responsable du webzine Radio Metal:

Or, force est de constater que malgré des erreurs factuelles (Varg Vikernes « disciple » de Breivik, entre autres), les amalgames ont été quasiment inexistants. En fait, en parcourant les divers articles écrits sur cette affaire, les épithètes « néo-nazi » et « compatriote de Breivik » semblent plus significatif pour les journalistes, pour comprendre l’arrestation, que le statut de « star » du black metal de Vikernes, même s’il est également évoqué.

Radio Metal a compilé une petite revue de presse du traitement médiatique de l’affaire, avec le commentaire suivant:

« On aurait pu croire que, sous le coup de l’émotion, de nombreux médias généralistes allaient traiter à la va-vite l’objet éminemment complexe qu’est Varg en faisant, on l’a déjà vu à de nombreuses reprises par le passé, un amalgame facile entre « metal » et « extrémisme ». Pourtant, et c’est à signaler, malgré quelques approximations factuelles concernant l’idéologie de Varg (notamment son rapport à Anders Breivik) les grands médias ont souvent fait le travail en allant à la pêche aux infos – des infos précises parfois issues de médias spécialisés comme le nôtre – dans le but d’informer au mieux leur lectorat respectif.

France TV Info, Le Monde, BFM etc. : beaucoup de médias ont tenté de faire le portrait de Varg et je n’ai à ce jour pas constaté d’amalgames douteux assimilant « black metal » à « néo-nazi », « metal » à « dangerosité » ou les habituels poncifs que les fans de metal subissent constamment ! Mais n’hésitez pas à partager vos impressions en commentaires si vous avez lu/vu des propos de journalistes sur l’affaire Vikernes qui vous ont choqué ou si votre ressenti global, concernant le travail journalistique des grands médias sur cette affaire, est tout simplement différent de mon opinion (plutôt positive).« 

De mon côté, j’ai remarqué que les grands médias sont aller solliciter, outre des spécialistes des droites radicales (Jean-Yves Camus, Stéphane François, etc.), des experts de niveau universitaire, qui connaissent le sujet d’asez prêt (Alexis Mombelet, Nicolas Walzer). Parcontre, il ne m’a pas semblé que tous ces pseudos experts que certains catholiques, de droite comme de gauche, ont longtemps porté aux nues, et qui se sont spécialisés dans une dénonciation apocalyptique et outrancière du metal et des idéologies supposées en constituer le coeur: Jacky Cordonnier, le Père Benoit Domergue, Paul Ariès, etc. On ne nous a ps ressorti non plus la tarte à la crème du rapport de la MIVILUDES sur le satanisme.

Pour expliquer cette modération à l’encontre du metal, si nouvelle chez les grands médias français, on peut, avec Radio Metal, émettre l’hypothèse que la polémique récurrente du Hellfest et le succès populaire de ce festival, maintenant l’un des poids lourds français, ont favorisé une meilleure connaissance du metal par le grand public, et une acceptation croissante de ses valeurs et de son esthétique, et ont constitué un accélérateur de son intégration:

« D’ailleurs, en France, parler du metal dans les médias généralistes signifie souvent répondre à des questions où l’on est très vite obligé de défendre l’image négative du genre en dissertant sur les minorités extrémistes comme Varg Vikernes dont le discours haineux est, évidemment et heureusement, dénoncé par la très grande majorité du public metal. Dans cette optique, c’est dans la façon de parler du metal au grand public – véritable lutte pour l’image et la crédibilité du mouvement au sens large – que se situe l’une des vraies réussites du Hellfest. En effet, Ben Barbaud et ses acolytes sont parvenus à remporter, au fil du temps, un combat moral et politique situé bien au-delà de la musique et c’est peut-être avant tout en cela que la réussite du Hellfest est exceptionnelle. Les attaques anti-Hellfest en provenance des conservateurs (Christine Boutin, Philippe de Villiers…) ayant finalement été totalement décrédibilisées par des émissions comme Le Petit Journal (Canal +) qui n’ont jamais hésité à railler leurs discours extrémistes en valorisant même le festival de l’Enfer par l’humour ! »

Ironiquement, à force de ramener le metal et le Hellfest sur le terrain de l’actualité et de pousser les journalistes et l’opinion publique à s’y intéresser, ses opposants les plus irréductibles ont peut-être bien contribué à favoriser une connaissance plus étendue et nuancée de cette musique et de ce milieu. Bien malgré eux, ils auraient peut-être contribué à cette banalisation du metal extrême qu’ils semblent tant redouter.

Autre explication possible: le black metal a un quart de siècle. Le monde a vieilli, et les gamins qui se faisaient confisquer leurs CDs sont devenus grands, et pour certains, journalistes (je me souviens avoir discuté, à l’issue de la table ronde sur le metal organisée par le diocèse de Lyon en novembre dernier, avec un journaliste de Rue 89 Lyon qui se définissait lui-même comme metalleux. Les amateurs de black metal ne sont plus depuis longtemps une petite minorité de marginaux ou de précurseur, mais une composante à part entière du « grand public ». J’observe d’ailleurs une certaine porosité de la presse metal et de celle plus mainstream, puisque l’auteur d’un article sur Varg Vikernes publié cette semaine sur le Huffington Post est Maxime Bourdier, également membre de l’équipe de rédaction de Metallian, l’un des magazines de référence en France sur le metal extrême.

Côté catho, ça été très calme, ce qui n’a pas manqué de surprendre certains:

Pourtant, toute cette année a bien montré que l’actualité sociétale (mariage pour les personnes de même sexe, recherche sur les cellules souches…) écrasait, dans la cathosphère, tous les autres sujets ou presque, et en particulier les polémiques culturelles. Alors que les années précédentes, on a vu des campagnes très virulentes contre l’oeuvre « Piss Christ », divers pièces de théâtre, diverses séries télé, comme Inquisitio, cette année, on n’a quasiment rien vu de tel. Comme si, loin d’être une préoccupation centrale des catholiques, l’art « blasphématoire » était au fond un sujet bouche trou, destiné à faire entendre la voix des catholiques les plus revendicatifs en l’absence d’actualité sur les « vrais » sujets qui fâchent.

Même sur le Hellfest, l’année a été très calme, beaucoup plus que les précédentes (sans doute en grande partie du fait de l’actualité politique brûlante qui a mobilisé ailleurs l’énergie des cathos). Les deux polémiques les plus lourdes de l’année autour de ce festival, et de manière très relative, sont toutes deux sans rapport avec la nature de la musique qui y est jouée et l’identité des groupes qui y sont invités: la mobilisation de riverains contre les nuisances sonores du festival, et la saisie de viande avarié sur le stand d’un des restaurateurs sous-traités par le Hellfest.

Concernant la garde à vue de Varg Vikernes, j’ai juste remarqué un article du Collectif Provocs Hellfest ça suffit! qui citait une interview de Stéphane François sur Varg Vikernes et le NSBM, pour renvoyer sur un de leur propre article, qui établissait un lien entre le black metal dans son ensemble et l’idéologie de la Nouvelle Droite. Très mal à propos à mon sens, puisque ce politologue a lui-même réfuté, dans d’autres publications, l’amalgame qu’ils tentent de lui attribuer, comme je le signalais dans un billet que je consacrais aux liens entre une minorité de groupes de metal à la marge et certaines initiatives de la droite néo-païenne:

« la scène europaïenne s’est intéressée sérieusement au Black Metal àpartir des faits divers morbides dont les groupes radicaux de cette scène se sont rendus coupables : meurtres, cannibalisme, incendies de dizaines d’églises, violation de sépultures. En effet, depuis le début des années quatre-vingt-dix, cette scène musicale a souvent défrayé la
chronique par les crimes et les incendies perpétrés par des musiciens de cette scène ou par leurs fans. Des disques de groupes de cette scène furent saisis par la police, comme par exemple en Allemagne. Toutefois, malgré ces dérives nous ne pouvons pas suivre les textes délirants de Paul Ariès et du Père Benoît Domergue dans leur description apocalyptique de ce milieu musical car la majorité de ces groupes sont apolitiques et non violents, même s’ils utilisent un satanisme, souvent de façade. Par ailleurs, cette musique est née au milieu des années quatre-vingt absente de la violence postérieure qui caractérisera certaines de ses dérives » (Les paganismes de la Nouvelle-Droite, thèse de doctorat soutenue par Stéphane François le 29 septembre 2005 à l’Université Lille II, sous la direction de Christian-Marie Wallon-Leducq, p.192).

En fait, l’inquiétude exprimée mardi par beaucoup de metalleux (y compris de black metalleux), face au risque d’être amalgamés avec Vikernes, montre que loin d’être au coeur du milieu et de la musique metal, les idéologies violentes qui ont en partie accompagné la genèse de certains courants se séparent progressivement de celui-ci. on observe avec le black metal ce qu’on a constaté avant lui, pour d’autres courants musicaux, ou plus largements artistiques, contestataires. Mieux ils sont connus, et plus ils sont reconnus. Plus ils sont reconnus, et plus ils s’intègrent au paysage culturel au sens large. Ils se répandent, se partagent davantage, et perdent de leur radicalité. Bien loin de subvertir la culture, ils sont phagocytés par elle (les réactions de la communauté metalleuse cette semaine, oscillant entre sarcasmes envers Varg Vikernes et refus des amalgames, témoignent que l’écoute assidue de Burzum n’implique nullement une adhésion aux thèses politiques, religieuses et historiques de son auteur. Assez paradoxalement, alors que la grande majorité des metalleux détestent sa « pensée », ses positions politiques lui ont par contre valu une appréciation très élogieuse en 2011 de la part d’un blog intégriste particulièrement mobilisé contre le Hellfest: comme quoi le rapport triple entre musique, idéologie et religion est finalement plus complexe et pluriel qu’on ne le dit souvent).

Aussi bien la revendication, longtemps (et abusivement à mon sens) présentée comme indissociable du black metal , d’une musique qui devrait, sous peine de se perdre, être celle du mal, que le combat de certains chrétiens contre la culture « sataniste semblent devenir avec le temps des combats d’arrière-garde, à l’obsolescence programmé à moyen terme. La question qui commence à se poser est plutôt celle d’un black metal, dont l’intégration par la culture mainstream est désormais en bonne voie, qui arriverait à mettre en cohérence cette évolution avec la radicalité et la violence de son esthétique. il s’agit peut-être désormais de moins s’épancher ad nauseam sur ce qu’il combat ou serait supposé combattre (le christianisme etc.), mais sur la partie positive (paradoxalement il est vrai pour une musique si négative) de son message: ce qu’il dit de l’homme, de la souffrance, du monde, de la nature etc…. et de la musique en elle-même).

Avec toute les difficultés (abstraction, élitisme…) qu’il y a à théoriser l’apport artistique au sens le plus large de d’expressions de l’art populaire, et les résistances que ce type de tentatives entraine fréquemment, comme en témoigne la publication d’un manifeste en faveur d’une théorisation plus grande du black metal, publié par un membre du groupe Liturgy:

« Une violente controverse a récemment secoué la scène déjà tumultueuse du black metal, suite à la parution d’un manifeste, Transcendental Black Metal. Son auteur, Hunter Hunt-Hendrix, compositeur et chanteur d’un groupe brooklynien (Liturgy) y redéfinissait les contours, la nature et la destinée de cette musique, en des termes clairement philosophiques, et à grands renforts d’emprunts à Nietzsche et à Hegel.

Plus précisément, il y décrivait deux moments dans l’histoire de cette musique, en théorisant la nécessité du passage de l’un à l’autre. Le premier – correspondant à la naissance du genre et à son développement, essentiellement en Scandinavie – y était décrit comme « atrophié, nihiliste, lunaire » en raison de ses thématiques et de sa tonalité. Le caractère statique de ce premier moment est, pour Hunt-Hendrix, insatisfaisant, et doit conduire à un dépassement, une négation nietzschéenne du nihilisme. Ce deuxième moment – à savoir, l’émergence d’un black metal américain hybride, intégrant d’autres genres musicaux et développant une rythmique légèrement distincte – se caractérise par l’affirmation, la plénitude ; des valeurs solaires, en somme3. Ce deuxième temps, qui est aussi la forme aboutie de ce genre, sa fin, inclut implicitement l’œuvre de Hunt-Hendrix et de son groupe Liturgy.

Or, au sein de l’univers relativement fermé et discret du black metal, la simple mise en ligne de ce texte a provoqué un petit cataclysme, qui s’est notamment manifesté sur le web. Tandis que ce discours philosophique exposait Liturgy à un plus large public, lui valant notamment l’intérêt du New-Yorker ou de Art Times, les réactions violentes de fans de metal ont fusé. Jugé pédant ou déplacé par certains, illégitime par d’autres – en s’ouvrant à d’autres genres musicaux, Liturgy aurait perdu le droit de formuler un quelconque discours sur le black metal – le manifeste donne lieu à plusieurs lettres ouvertes dirigées contre ce « traître » qui a voulu se faire le chantre d’une cause qui n’est pas la sienne. […]

A notre sens, l’accueil réservé à ce manifeste au sein de la scène metal est un indice de la méfiance générale des cultures populaires à l’égard de toute forme de théorisation. Préférant rester à l’abri du regard du grand nombre, et refusant d’être traduites dans des termes « sérieux », ces sous-cultures gardent leurs distances avec la théorie. Mais ce faisant, elles maintiennent le fossé séparant les arts « nobles » ou savants des arts populaires, se constituant volontairement comme un objet négligeable pour les universitaires – ou tout juste digne de l’intérêt de l’ethnologue attiré par l’exotisme d’une culture étrangère. Elles se cantonnent volontairement dans le domaine de l’expression viscérale d’émotions propres à une certaine catégorie de la population – simple symptôme d’un phénomène que la sociologie se donnera pour objet d’expliquer.

Pourtant, comme le souligne Hunt-Hendrix lui-même, « les musiques populaires pourraient se permettre d’être un peu plus prétentieuses ». Car s’enfermant dans la catégorie des musiques qui ne se théorisent pas, elles masquent leur intérêt esthétique propre, et dissimulent le fait qu’à leur manière, elles constituent une forme de pensée sensible, enfermant des positionnements métaphysiques et éthiques, des points de vue sur le monde. Elles se donnent à voir comme des simples phénomènes anthropologiques, outils de reconnaissance au sein de groupes tribaux, masquant tout ce qu’elles donnent à penser sur le plan esthétique.

Le texte de Hunt-Hendrix aura au moins eu ce mérite-là. Renouant avec la tradition des manifestes artistiques qui ont fleuri au début du siècle dernier, le musicien adopte une posture qui consiste à penser sa place au sein d’une histoire de l’art, à situer son geste artistique au sein de cette histoire, et à justifier, de manière théorique, la nécessité de ce geste. Ce faisant, le chanteur contribue à amenuiser le fossé existant entre arts « nobles » et arts populaires, acte pour lequel on ne saura trop lui témoigner notre reconnaissance. » (Un manifeste pour le black metal : quand les musiques populaires se théorisent, par Églantine de Boissieu et Catherine Guesde, Sens public, 9 janvier 2012)

Un témoignage sur la journée « Le Metal: des vibrations interdites? » du 25 novembre 2012

Posted in Auteurs invités with tags , , , , , , , , , , , on 17 décembre 2012 by Darth Manu

Via Crucis

Anne, l’une des participantes catholiques de la journée organisée par le service Arts, cultures et foi du Diocèse de Lyon sur la musique métal, qui se tenait le 25 novembre dernier dans la salle Maurice La Mâche, a bien voulu partager ses impressions, dans le témoignage ci-dessous. Merci à elle! 🙂

Pour mémoire, outre une « messe des artistes » célébrée le matin à l’église Saint Polycarpe, cette journée consistait en une table ronde, animée par Pierre Benoit, diacre du diocèse de Lyon et auteur d’un ouvrage sur Les chrétiens et les musiques actuelles, et qui rassemblait le Père Robert Culat, auteur du livre L’Age du Métal, Gildas Vijay Rousseau, membre et initiateur du groupe de metal électro-oriental Stamina, et moi-même, suivie d’un concert de Stamina, dans une ambiance qu’un autre spectateur a qualifié d' »intimiste », face à un public relativement peu nombreux mais très enthousiaste et, à ce qu’il m’a semblé, pleinement satisfait de la prestation du groupe. 

« Concernant la journée du 25 novembre à Lyon.

Tout d’abord, je me présente, je m’appelle Anne, je suis catholique et j’habite à Paris. J’ai entendu parlé de cet événement grâce à mon ami  Louis qui est métalleux. 
De base, je ne suis pas fan du métal, bien au contraire. Et Louis m’a fait découvrir ce milieu en me faisant écouter plein de styles différents, et en me montrant les aspects de chaque style de métal.
J’ai commencé à comprendre le métal, et à apprécier en écouter.

Je suis donc allée à cette journée « écouter voir » à Lyon le 25 novembre. Je ne pensais pas trouver cette complicité et cette simplicité qu’ont les métalleux. 
Le débat qui liait le métal au christianisme était très intéressant. Pour moi, le christianisme et le métal sont deux mondes complètement différents. Le métal était une atmosphère sombre, sans vie, mais grâce à Louis, mais aussi au Père Robert Culat, à Gildas de Stamina, à Emmanuel Navarre qui étaient présents, j’ai pu comprendre le but du métal chrétien. J’ai été éclairée sur beaucoup de points.

Le débat s’est terminé par un concert du groupe Stamina. J’étais très impressionnée. Un petit public, mais une joie, une complicité, une simplicité, une fraternité, une communion… Je ne pensais pas trouver ça dans un concert de métal ! Au début, j’ai observé ce qui s’y passait, et prise par le rythme et par la joie, je me suis mise à sauter et à danser… ! Le métal m’a défoulé l’âme, l’esprit et le corps !

A la fin du concert, j’ai pu parler aux membres du groupe Stamina, et aux métalleux qui étaient présents. Ils étaient tous très ouverts. Comme quoi, il ne faut pas juger les apparences…

 Le métal a changé ma vision des choses. Et notamment grâce à cette journée qui m’a libéré de beaucoup de chose à la suite. »

Sur cette journée, voir également les articles de Rue 89 Lyon, de France Info et de La Vie, une interview du Père Robert Culat réalisée le jour même, ainsi que le blog du Père Michel Durand, qui est l’organisateur de la journée et a publié plusieurs billets en lien avec elle.

Holy Unblack Metal?

Posted in Unblack Metal with tags , , , , , , , , , , , , , on 11 décembre 2012 by Darth Manu

Angel 7 - Black and White

Dans mes précédents billets sur ce courant du BM, qui entend conjuguer l’esthétique propre à cette musique que certains définissent comme étant « satanique » par essence, avec des thématiques et/ou des convictions chrétiennes, j’en proposais la compréhension suivante:

« Ce que me paraissent faire la plupart des musiciens de black metal, lorsqu’ils composent un morceau ou un album, c’est mettre en notes toutes leurs angoisses, toutes leurs déceptions, toute leur révolte, tout leur mal être, tout ce qui parait absurde, dénué de signification, et contreproductif dans leur existence, pour donner un sens à ce qui ne semble pas en avoir, pour créer quelque chose de durable, de destiné à être apprécié et partager, à partir de ce qui parait enliser leur vie dans l’inertie, le néant et les ténèbres. S’il est vrai que certains groupes tiennent un discours complaisant ou inutilement provocateur sur leurs thématiques, et qu’une petite minorité s’est laissée aspirer par les ténèbres, pour commettre des actes très graves et/ou sombrer dans la folie, le black metal est foncièrement une tentative de donner du sens à ce qui parait ne pas en avoir, une revendication du désir d’exister et de créer contre les ténèbres et la fragilité qui semblent diriger nos vies. A ce titre, si cette revendication peut se borner à n’être qu’un cri de haine ou de désespoir, un simple constat de la méchanceté et de l’absurdité apparentes de notre monde, elle me parait pouvoir aboutir de manière bien plus juste et profonde dans une forme de quête de la beauté derrière la souffrance et les ténèbres, qui les transfigurent pour illuminer l’âme de l’artiste et de l’auditeur à partir d’émotions et d’états d’âmes qui étaient initialement sources d’angoisse et de confusion. […]

Alors le recours à des thématiques chrétiennes n’est certainement pas la seule manière d’exprimer cette recherche’un sens par delà la souffrance et l’absurde, d’un bien caché au sein du mal. […] Cette recherche de sens, qui passe prioritairement par l’expérimentation musicale, se constate dans la richesse musicale du black, beaucoup plus varié que beaucoup de personnes ne le croient. Mais on voit que le black metal, qui finalement est souvent porteur d’une forme d’espérance, d’un désir de percer les ténèbres, s’il semble certes trop sombre et froid pour chanter la joie pascale, parait éminemment compatible avec cette disposition à l’attente dans la nuit qui est la plupart des jours de notre vie notre quotidien de chrétiens, et dont on trouve l’expression liturgique dans l’accompagnement du Christ dans Ses souffrances et Sa mise en croix le Vendredi Saint, et dans l’attente tout au long du Samedi Saint de Sa Résurrectiondans la nuit de Pâques. »

Plusieurs éléments m’ont incité à revenir sur la conception que j’ai du black metal chrétien, et à en préciser les contours, les difficultés, et l’intérêt:

– certaines critiques qui m’ont été faites en commentaire d’un article récent.

– la lecture (encore partielle malheureusement par faute de temps) du livre Les chrétiens et les musiques actuelles de Pierre Benoit, qui m’a amené à repenser ma conception de la musique chrétienne

– un billet du père Michel Durand, responsable du service Arts, cultures et foi pour le diocèse de Lyon, où il exprime la conviction qu’il n’y a pas à proprement parler d' »art chrétien ».

– Ma participation au colloque Ecout&voir, organisé par ce même service Arts, cultures et foi, les 23, 24 et 25 novembre derniers.

Trois questions guideront ma réflexion dans ce billet:

– « Musique chrétienne », « musique satanique », qu’est-ce que cela signifie? Est-ce qu’associer une musique donnée à un contenu de foi a un sens?

– Chercher à définir les conditions de possibilités d’un black metal chrétien, n’est-ce pas intellectualiser de manière stérile cette musique, dont l’intérêt parait au contraire résider dans l’expression esthétique pure de sentiments violents, sans aucun recul réflexif?

– Du point de vue de la cohérence esthétique considérée en elle-même, comment exprimer par une musique aussi noire des émotions cohérentes avec la démarche chrétienne, qui reste une démarche d’élevation de l’âme, sans passer des relectures pychologisantes ni par la médiation d’un texte que l’on « plaquerait » sur une musique sans grand rapport avec lui, ni par une dénaturation musicale du black metal?

1) « musique chrétienne », « musique satanique »: problèmes de définitions

Je partirai ici de deux points de vue qui m’apparaissent antagonistes sur cette question, du moins de la manière dont ils la formulent:

Le point de vue de Deneb-tala, exprimé sur le présent blog:

« « Dans le black metal, l’anti-christianisme n’est pas une conséquence, il est la cause, la finalité. C’est pour cela que, du point de vue chrétien, je considère le black metal comme plus qu’un style de rock plus extrême que les autres. Sa raison d’être est d’exprimer le mal. Le black metal originel n’est pas contre une vision du Bien précise véhiculée par le christianisme actuel, il est contre le Bien en général. Si le christianisme dit « d’accord, nous vous acceptons », le black metal ne répondra pas « ok, mea culpa, on vous mal jugés », il restera, par essence, l’adversaire du christianisme. « 

Celui du Père Michel Durand, exprimé sur son blog:

« Après les trois jours passés à la découverte de créations culturelles peu usuelles dans une société marquée par le désir de ne choquer personne, je persiste dans mon affirmation qu’il n’y a pas d’art chrétien. Il existe une perception chrétienne d’une peinture, d’un théatre, d’un film, d’une musique, d’une poésie, mais il n’y a pas d’art chrétien. Il y a art. Par son contenu historique, religieux, par le message qu’il souhaite diffuser, il pourrait être dit « chrétien » ou « catholique ». Ne cesse-t-il pas alors d’être art pour devenir catéchisme, dénué alors de qualité créative proprement artistique? Face à l’art dit socialiste (le réalisme socialiste), je m’interroge de la même façon. Endoctrinement et non respectueux dialogue de la rencontre d’autrui dans sa sensibilité intime. Il y a spectacle artistique quand l’auditeur-spectateur » sort de la salle en disant: « j’ai été touché ».

Donc il n’y a pas plus de metal chrétien qu’il n’y a d’art chrétien. Seuls l’engagement personnel du poète, le regard qu’il porte sur la vie peut donner aux sentiments exprimés par les mélodies, les rythmes, un sens existentiel imprimé par la foi en la résurrection du Christ ».

D’un côté, le message porté par la musique, dans le cas du black metal, est conçu comme sa « cause », sa « finalité », son essence, avec des implications profondes sur sa cohérence et son identité musicales. De l’autre, il en est un accident, pour m’exprimer en termes aristotéliciens, c’est à dire qu’il ne touche pas à sa nature profonde, mais lui est contingent, peut en être dissocié sans que celle-ci change. Peu importe que le message porté par la musique soit à finalité satanique ou chrétienne, qu’il s’agisse de Mayhem, Antestor, Bach, ou d’un chant grégorien. L’essentiel est que celle-ci touche l’âme d’un chrétien, et qu’il y retrouve des émotions qui font sens dans sa vie de foi, quand bien même le compositeur aurait souhaité y communiquer un message radicalement contraire à celle-ci.

A noter que le premier point de vue semble mettre au centre de son analyse la composition de l’oeuvre par l’artiste, et le second la perception de celle-ci par « l’auditeur-spectateur », sur la question de savoir que signifie l’expression « art chrétien » (ou satanique, etc.).

Le problème est donc le suivant: les épithètes « satanique » et ‘chrétien », qui désignent à l’origine des réalités spirituelles et religieuses, sont-ils susceptibles de revêtir une signification musicale, et si oui, peuvent-ils définir un registre musical en lui-même, ou seulement impacter certaines de ses dimensions accidentelles (l’ambiance d’un morceau ou d’un album, certains choix de structures, etc.)? Peut-on parler de black metal satanique, de black metal chrétien? N’y at-il que du black metal satanique, d’un point de vue purement musical, ou également du black metal chrétien, ou alors seulement du black metal, ni chrétien ni satanique, mais simplement porteur des émotions voulues par le compositeur, qui peuvent être réinterprétées par l’auditeur, de manière indifféremment satanique ou chrétienne, en fonction de la coloration qu’elles prennent dans sa propre vie intérieure?

Que signifient les termes « musique chrétienne » et « musique satanique »?

Pour ce qui est de la musique chrétienne, je reprendrai les distinctions proposées par Pierre Benoit, auteur du livre Les chrétiens et les musiques actuelles, dans une interview accordée à Anuncioblog:

« L’évangélisation n’est jamais le fait d’une musique ou d’un média en tant que tel, mais de l’annonce de la Parole de Dieu et du Salut en Jésus-Christ, de la célébration liturgique authentique et du témoignage évangélique par la charité. Croire au pouvoir missionnaire de la musique est une erreur et conduit à la déception ; cela est aussi vrai de la musique grégorienne ou des cantates de Bach. L’amateur de telles musiques ne devient pas chrétien parce qu’il les écoute ; d’autres médiations s’imposent pour conduire au Christ. C’est pourquoi nous insistons sur l’authenticité de la mise en œuvre de ces pratiques musicales : c’est par la foi et la conversion personnelle des artistes, par la qualité artistique des textes et des musiques, par un souci de communion ecclésiale que ces musiques et ces groupes porteront des fruits missionnaires. Nous ne sommes sans doute qu’au début d’un processus nouveau dans l’Eglise catholique : le Conseil pour la pastorale des jeunes et des enfants est donc convaincu qu’il faut accueillir, promouvoir, accompagner ces pratiques musicales et en user pour l’évangélisation.« 

Quelle que soit sa « cohérence esthétique », une musique n’est pas par elle-ême chrétienne, mais c’est le contexte qui lui est donné qui rend cette caractérisation possible, dans différentes acceptations: témoignage personnel dans des spectacles profanes, louange, paraliturgie et assemblées de prière, et liturgie. Je précise que dans le cas du blackmetal, je me cantonnerai à la première acception.

Pour ce qui est de la musique « satanique », c’est beaucoup plus compliqué encore.

Pour commencer, qu’est-ce que le satanisme en lui-même: le culte d’une entité personnelle qui correspondrait à ce que l’Eglise catholique appelle « Satan », la mise en scène rituelle d’une représentation symbolique de la liberté humaine confisquée par les religions organisées, une philosophie anti-religieuse, anticléricale et hédoniste, un courant de l’occultisme puisant son pouvoir d’un égrégore opportunément appelé Satan, une résurgence radicale du néo-paganisme? Poser la question à des satanistes, et vous obtiendrez vraisemblablement autant de réponses que vous aurez d’interlocuteurs, et peut-être même plus. Entre l’Eglise de Satanpour qui Satan « représente », mais ne semble pas être, le Temple de Set qui y voit une résurgence du dieu égyptien Set, l’une des filles de LaVey qui ridiculise ces deux églises mais se décrit comme la descendante d’une authentique lignée de sorcière, feu Euronymous du groupe Mayhem qui, dans une interview accordée au journaliste musical et « révérend » de l’Eglise de Satan,Gavin Gabbeley,  citée dans le livre de ce dernier L’essort de Lucifer (Camion noir), affirmait que l’Eglise de Satan est davantage l’adversaire de sa conception, viscéralement théiste, du satanisme que le christianisme lui-même, et tous les groupes de back metal comme God Seed, Behemoth, etc. qui au contraire voit en Satan le symbole de leur propre liberté et rien d’autre, le satanisme apparait plus comme un slogan parfois à la mode dans certains milieux que comme une doctrine ou une croyance unifiées.  A la rigueur, on pourrait voir le plus petit dénominateur commun dans une certaine exaltation de la liberté comprise comme une jouissance sans entrave, l’apologie d’ue sorte d’égoisme éclairé, conjuguées à l’influence pas nécessairement intellectuelle mais du moins culturelle du thélémisme, le courant de l’occultisme inspiré de l’oeuvre d’Aleister Crowley (qui n’était pas sataniste), et à un intérêt esthétique pour les représentations contemporaines du diable t de l’enfer, et à une aversion plus où moins profonde pour la religion, perçue comme la source principale d’une forme de conformisme hypocrite qui gangrènerait nos sociétés.

Donc, déjà, le satanisme en lui-même, ce n’est pas très clair. Mais alors la musique « satanique », j’ai bien du mal à voir ce que ça peut être…

Quand je lis les commentaires de Deneb-tala, j’ai l’impression qu’une musique « chrétienne », ce serait une musique qui « élèverait » l’âme, qui aurait une sorte de dimension aérienne, extatique, tournée vers la louange et la dépossession de soi. Alors qu’une musique « satanique », ce que serait le black metal, serait alourdissante, régressive, focalisée sur l’expression, sincère ou faussement naïve, éventuellement cathartique, des plus bas instincts.

Ce qui me parait problématique dans cette conception, c’est la manière dont elle semble identifier les émotions portées par une certaine musique chrétienne et la démarche spirituelle en elle-même. Or, dans le cadre par exemple de la musique chrétienne, que ce soit la musique religieuse, la musique classique chrétienne ou la pop louange, on peut se demander si l’élevation spirituelle procède de sa propre identité musicale, ou si elle est simplement accompagnée par cette dernière.

Certes, la musique n’est pas neutre en elle-même. Si on prend un chant grégorien et un morceau de Marduk, et qu’on les jouent en alternance, mais en inversant leurs paroles, l’émotion portée par chacun d’entre eux ne sera très vraisemblablement pas altérée de manière significative, quoique cela paraitra sans doute curieux à un auditeur qui arriverait à comprendre les paroles. Pour autant, cela signifie-t-il que par nature, le chant grégorien, dans sa structure musicale, est davantage chrétien que le morceau de Marduk, et qu’inversement, celui-ci est plus satanique que le premier?

Il est vrai que le chant grégorien parait davantage propice à l’accompagnement et à la mise en valeur de la prière ou de la célébration liturgique, et le morceau de Marduk à celui d’une cérémonie païenne ou d’un saccage. Mais cela ne signifie pas que la musique en elle-même a une signification spirituelle univoque. Par définition , son message est d’ordre esthétique, c’est à dire, étymologiquement, qu’il est sensible, qu’il s’appuie sur les sens, l’ouïe de manière privilégiée, bien sûr, mais aussi la vue, dans le cas d’un concert, éventuellement le goût (la bière dans le metal), etc. Le sensible comme signe et préfiguration des réalités spirituelles: ce qui est tout à fait le sens de l’art chrétien, et comme une prolongation sensible du mystère de l’incarnation. Pour autant, le sensible n’est pas le spirituel, et l’esthétique n’est pas le sacré. La musique chrétienne cristallise des émotions sensibles souvent associées à l’accueil de la Grâce: la joie, le recueillement, la sérénité, la confiance, le sentiment de communion, etc. Le black metal fait de même avec des émotions qui naissent ordianairement, ou sont l’occasion, d’une rupture avec le divin: la haine, l’exaltation de soi, la tristesse, la colère… Mais la musique n’élève pas ni n’abaisse l’âme en elle-même. Ce qui l’élève, c’est la Grâce. Ce qui l’abaisse, c’est le péché. Les émotions qu’elle fait naitre dans l’âme peuvent être considérées comme les signes, les représentations de cette Grâce ou de ce péché. Mais pour autant elles ne sont pas cette Grâce ni ce péché. Il est clair qu’un auditeur ou un musicien de black metal qui laisse son âme à la merci des sentiments négatifs de cette musique, qui se laisse asservir par eux, se détourne du Salut, d’un point de vue chrétien. Mais il parait tout aussi certain que quelqu’un qui fait de même pour les émotions positives portées par une musique plus traditionnellemnt associée à l’expression de la foi chrétienne fait de même. En effet, la joie du Salut, n’est pas d’ordre sensible, naturel, mais surnaturel. Elle est donnée et non pas acquise, contrairement à celle qui nait de la création musicale. La musique chrétienne peut la mettre en valeur ou la préfigurer, au sens où elle la suggère et où elle finit pas s’effacer devant elle. Mais quelqu’un qui se laisserait absorber par la joie sensible et en ferait dériver uniquement le plaisir qu’il en retire, quand bien même il serait croyant, serait  en dangerd’occulter et d’oublier la joie spirituelle de la Grâce qu’elle suggère, et en ce sens la musique même religieuse n’aurait pas sur lui d’effet plus bénéfique, d’un point de vue chrétien, que du black metal. Inversement, une personne qui dans le cri de haine du chanteur de black metal contine à traquer la possibilité d’une présence cachée de l’Esprit est dans une démarche spirituelle, qu’il soit compositeur, musicien ou auditeur, car l’élevation de l’âme n’est pas dans la cohérence esthétique d’une oeuvre, mais dans la manière dont celle-ci est contextualisée, que ce soit par l’auditeur, dans l’effort qu’il fait pour reconnaitre l’action de Dieu en germe dans toute chose, mais également dans l’action de l’artiste, lorsque celui-ci joue du contre-emploi et du renversement des codes esthétiques pour suggérer cette dernière. De même qu’une personne dans la joie sensible peut être aveugle, du fait de cette dernière, à la Joie de l’Esprit Saint, et qu’une autre au comble du désespoir peut soudain devenir, par contraste, beaucoup plus attentive aux traces de Ce Dernier.

En ce sens, une musique ne peut être « par nature » chrétienne ou satanique, car ce qui constitue celle-ci est d’essence différente des choses spirituelles, qui ne sont pas d’ordre sensible mais surnaturel, quand bien même elle peut avoir, du point de vue de l’art chrétien,  pour fonction dans l’art de faire signe vers elle, de manière différente efectivement suivant les propriétés esthétiques de tel ou tel registre, mais sans que celles-ci puissent de façon nécessaire induire ou interdire l’élevation (ou la déchéance) de l’âme de l’auditeur. Et donc le black metal n’est pas plus par nature satanique, que les chants grégoriens, l’oeuvre de Bach ou les albums de Glorious ne sont, de par leur nature musicale considérée en elle-même, de la musique chrétienne.

2) « black metal chrétien »: cette expression a-t-elle un sens musical, ou bien n’est-elle qu’une abstraction intellectuelle?

Est-il seulement souhaitable, d’un point de vue musical, qu’il y ait du black metal chrétien? N’est-ce pas une manière de diluer, de relativiser ce qui en fait la saveur, cette révolte à l’état brut, ce grand NON viscéral et qui refuse toute compromission? Le black metal chrétien en ce sens peut-il être autre chose que médiocre?

Un de mes commentateurs, Aimfri,  m’objectait récemment l’argument suivant, très fort en lui-même:

« Il y a un point récurrent de ton discours, Manu, sur lequel je n’arrive pas à me décider. Tu prêtes au black metal (ou aux « arts extrêmes » au sens large, d’ailleurs) une fonction expressive de la souffrance, de la colère, bref des frustrations et émotions négatives inhérentes à la nature humaine, et tu te sers de cette fonction pour légitimer, en quelque sorte, l’approche unblack. Jusque là je te suis, mais j’ai plus de mal quand tu te mets à parler de rechercher des appels à l’aide plus ou moins inconscients dans ce genre musical. Non pas parce que lesdits appels ne seraient pas présents, au moins pour une partie des groupes et musiciens concernés – je vois difficilement comment comprendre le clip de « Sociopath » de Lucifugum autrement, par exemple – mais plutôt parce qu’une telle approche casse complètement l’esthétique qui, à mon sens, fait tout le plaisir de cette musique. Appeler à l’aide, c’est admettre son impuissance, c’est se tourner vers l’extérieur dans une attitude passive (en attente d’un changement exogène du système que l’on renie). L’inverse exact de la symbolique BM, qui est entièrement focalisée sur la destruction de l’environnement que le musicien conspue (ou dit qu’il conspue).
Je crois que cela rejoint ce que dit Deneb-tala ci-dessus : « Être auditeur de black metal, pour moi, c’est aussi jouer le jeu, prendre le produit comme tel et avoir la naïveté de croire que c’est vrai. » Si l’on se met à rechercher le sous-discours, le type concret avec un nom civil qui ne finit pas en « -shoggoth », celui qui bosse pour payer ses factures et qui n’en peut plus d’être harcelé par son patron/son ex névrotique/sa mère castratrice, l’image jouissive du blackmétaleux affranchi de toute règle de cohérence élémentaire et qui hurle une haine parfaitement gratuite (dans le sens : sans aucun motif particulier) s’affaisse. Pour profiter du black metal, j’ai besoin de me mettre à croire, pendant un temps, que le type que j’entends est sérieux et croit dur comme fer à ce qu’il dit, que la méchanceté bête et directe (tous morts, boum, point final) domine aussi son subconscient. Sinon, il ne peut pas me faire peur. Sinon, il n’est plus un funambule qui tient au-dessus d’un vide absurde sur un fil tendu entre le sérieux et la pitrerie, ou alors le filet de sécurité est 30 centimètres sous ses pieds. En un mot, il n’est plus extraordinaire.

Peut-être est-ce pour ça que j’ai moi aussi du mal à croire au unblack metal. Un black metal créateur ? Un black metal qui reconnaît qu’il exprime la souffrance intérieure de son auteur – et, du même coup, l’humanité élémentaire de celui-ci ? Un black metal qui ne reposerait plus sur cette contradiction élémentaire de vouloir tout foutre en l’air, partout, sans arrêt, sans raison ? Ce n’est pas une trahison, ni rien de ce genre. C’est juste ennuyeux…« 

A cela, je réponds que le black metal, comme toute musique, exprime des émotions avant d’illustrer des idées (des idées au sens de discours sur l’homme, sur Dieu etc., en tout cas. Peut-être la musique exprime-t-elle des idées musicales). La plupart des morceaux comportent certes des paroles, qui peuvent être, ou non sataniques. Et leur composition est aussi, au moins en partie, l’expression d’un certain nombre d’idées, de croyances ou de questions qui habitent leurs auteurs. Cependant, ce qui est communiqué de manière immédiate, ce sont des sonorités, qui prennent sens en fonction de l’intériorité de l’auditeur, parfois en correspondance avec le message communiqué par l’artiste, mais parfois aussi en contradiction avec ce dernier, suivant qu’il soit sensible ou non au référentiel qui accompagne la mise en forme de cette musique, ou tout simplement qu’il le connaisse. Quelqu’un qui ignore tout de l’histoire du black metal , des influences satanistes de ses pionniers, et des mises en scène des albums et des concerts, aura-t-il les mêmes images et les m^mes émotions qui naitront en lui à l’écoute d’un morceau de Marduk ou de Mayhem qu’un auditeur qui suit l’histoire du black metal depuis les années 1980?

Cette question reste très théorique, mais elle me permet de poser l’idée suivante: sans nier l’apport des textes, de la mise en scène, de l’imagerie de la pochette, etc., la plupart des auditeurs reçoivent la musique en résonance, de manière prioritaire, avec leur propre intériorité et leur propre référentiel émotionnel et spirituel, y « accrochent » ou non en fonction de sa correspondance avec leur propre vécu, et lui apportent un contexte et une signification en partant de ce dernier, ce qui implique parfois un déplacement de sens conséquent par rapport à l’intention portée initialement par la musique. Ainsi un adolescent écoutera une musique religieuse chrétienne en lui donnant un sens martial, épique. Ainsi tel chrétien écoutera un morceau de black metal, conçu dans une perspective qui dissocie fortement l’expression de la souffrance, de la colère ou de la révolte, du contenu de la foi chrétienne, dans la contexte de sa propre démarche, qui tente d’éclairer au contraire par sa foi l’expérience de ces émotions, auxquelles il est à un moment donné de son existence soumis comme tout un chacun.

Tout ça pour dire que ce qui est immédiat dans l’écoute du black metal, c’est l’émotion qu’il nous communique, distincte de l’interprétation que nous lui donnons. Celle-ci, d’après mon expérience d’auditeur, vient par dessus, dans notre effort pour déterminer si le plaisir esthétique qu’elle nous procure éventuellement est acceptable suivant notre éthique, ou non.  Ainsi, quand j’avais 19 ans, que j’ affichais des sympathies pour le satanisme et que j’étais d’extrême-gauche, lire les paroles de tel morceau de Venom ou de Marduk ou de Dark Funeral augmentait mon plaisir esthétique, alors que j’allais bloquer sur un titre à connotation même vaguement d’extrême droite ou simplement nationaliste, et ne surtout pas chercher à lire les paroles. Inversement, avant mon retour définitif au metal, le chrétien balbutiant que je suis devenu quelques années plus tard, lorsqu’il s’essayait ponctuellement à réécouter du black ou du death metal, évitait absolument de s’attarder sur les paroles ou même le titre des morceaux, et préférait composer ses porpres paysages mentaux à partir de l’émotion musicale pure.

Considérons trois auditeurs différents de black metal, qui prennent tous plaisir à l’écoute de cette musique, mais ont un cadre référentiel qui fait qu’ils ne peuvent lui donner une même signification et continuer à éprouver en toute bonne conscience cette satisfaction. Mettons: un sataniste ou un athée violemment anti chrétien, un athée ou un agnostique favorablement disposé à l’égard du christianisme ou du moins défavorablement à l’égard du satanisme et du blasphème, et un chrétien. Le premier trouve une parfaite harmonie entre sa pensée et les émotions communiquées par la musique, et se laisse sans regret absorber par celle-ci. Le second, et cela me parait être la position d’Aimfri et de Deneb-tala, se rend bien compte que le message primitif associé à ces émotions est mortifère et destructeur, pour ne pas parler de celui explicite porté par les paroles de nombre de groupes de black, et n’y donne sous assentiment que sous la forme d’une fiction, par laquelle il va choisir de se laisser emporter, mais de manière codifiée, comme une sorte de défoulement ou d’échappement temporaire à la réalité ( ce qui me parait correspondre au passage à peu près à la première des deux fonctions cathartiques que j’assignais récemment à l’écoute du black metal chez certains):

« Je crois que cela rejoint ce que dit Deneb-tala ci-dessus : « Être auditeur de black metal, pour moi, c’est aussi jouer le jeu, prendre le produit comme tel et avoir la naïveté de croire que c’est vrai. » Si l’on se met à rechercher le sous-discours, le type concret avec un nom civil qui ne finit pas en « -shoggoth », celui qui bosse pour payer ses factures et qui n’en peut plus d’être harcelé par son patron/son ex névrotique/sa mère castratrice, l’image jouissive du blackmétaleux affranchi de toute règle de cohérence élémentaire et qui hurle une haine parfaitement gratuite (dans le sens : sans aucun motif particulier) s’affaisse. Pour profiter du black metal, j’ai besoin de me mettre à croire, pendant un temps, que le type que j’entends est sérieux et croit dur comme fer à ce qu’il dit, que la méchanceté bête et directe (tous morts, boum, point final) domine aussi son subconscient. Sinon, il ne peut pas me faire peur. Sinon, il n’est plus un funambule qui tient au-dessus d’un vide absurde sur un fil tendu entre le sérieux et la pitrerie, ou alors le filet de sécurité est 30 centimètres sous ses pieds. En un mot, il n’est plus extraordinaire. » (Aimfri)

Et enfin le troisième constate que le message, même pris au second degré, parait incompatible avec le mouvement de sa foi, mais se rend compte parfois, comme c’est mon cas, que la manière dont cette musique résonne en lui n’est pas nécessairement contraire à l’éclairage porté par cette dernière, et va réinterpréter cette résonance dans un sens qui explicite ce phénomène.

Il s’agit de trois interprétations différentes, qui s’éloignent de manière croissante de l’intention initiale des pionniers de ce registre musicale. Ce qui ne signifie pas que les dernières sont moins légitimes que la première. Ce qui fait à mes yeux la valeur d’une musique, d’un morceau, c’est sa capacité à résonner dans les âmes d’auditeurs issus de parcours parfois très différents du compositeur. C’est l’intuition, le coup de génie, qui va faire que celui-ci, d’une manière qui transcende sa pensée propre, va toucher des personnes d’un horizon, et d’opinions, complètement différents. Et le sens qu’on va donner à cette résonance, pour l’accepter ou la rejeter, s’y complaire ou la tenir sous contrôle vient par dessus, inévitabelemnt, mais de manière distincte. C’est pourquoi j’ai du mal à comprendre ceux des black metalleux qui considèrent que la démocratisation croissante de cette musique est la marque d’un affaiblissement de son message. Car le message d’une musique n’est pas son enrobage philosophique, mais son pouvoir de résonance.

Il ne s’agit donc pas pour moi, quand je réinterprète le black metal comme l’expression de la déréliction de la Croix, de psychanalyser les musiciens de black metal ou de leur attribuer des intentions cachées. Je ne défends pas une « fonction expressive » du black metal, au sens où la haine cacherait la souffrance, et qu’Euronymous ou Varg Vikernes, de manière inconsciente, auraient fait de leur musique un appel à l’aide, ce que je ne pense pas. Je dis que le registre musical qui a servi à Euronymous ou à Varg Vikernes à exprimer la haine, peut chez un musicien chrétien exprimer la souffrance et le cri vers Dieu, et non en défiance de Lui, sans que ses propriétés musicales soient altérées de manière significative. Et que les morceaux par lesquels ils ont exprimé leurs idées démentes, ont touché en profondeur des personnes beaucoup plus saines d’esprit, parce que l’émotion esthétique portée par leur musique s’est révélée plus riche que leur propre intériorité, et a pu aussi entrer en résonance avec les interrogations, y compris légitimes, portées sur la souffrance, la révolte, etc., portées par l’intériorité de personnes beaucoup plus saines. Et que détacher le black metal de ses origines satanistes et antichrétiennes, ce n’est pas pour moi jouer intellectuellement sur les paradoxes, ou plaquer des idées sur une esthétique qui exprime leur contraire, mais simplement prendre acte que le black metal ne touche pas que des personnes mauvaises, ni uniquement d’une manière qui corrompt, et que donc la signification profonde de son esthétique n’est pas épuisée par l’idée d’une « musique du mal ». Ce qui rend légitime à mes yeux la démarche des musiciens d’unblack, qui ont écouté du black metal satanique, s’en sont inspiré, pour créer leur propre art d’intention chrétienne. Car le message portée par l’esthétique est à la fois plus riche et plus pauvre que celui communiqué par les idées, et qu’une même musique qui illustre de façon particulièrement forte un cri de haine, peut également résonner comme un cri de souffrance, d’une manière qui modifie son esthétique de manière accidentelle, mais pas forcément de maniree essentielle. De mon point de vue de non-musicologue du moins.

Et c’est pourquoi enfin l’attitude de ceux qui, non seulement critique (cez qui est toujours légitime), mais raillent la démarche des black metalleux chrétiens me parait absurde. Car cela revient à décréter que l’esthétique propre à un courant musicale n’a aucune chance de faire écho à l’intériorité d’un chrétien, à sa manière chrétienne de vivre les émotions portées par le black metal. Mais que connait-on de la vie spirituelle chrétienne, telle qu’elle se vit au jour le jour, pour être si affirmatif?

3) unblack metal et « outre-noir »: exprimer la lumière par delà les ténébres

J’avais promis ce billet pour la mi-novembre, soit une dizaine de jours avant le colloque Ecout&voir. Rétrospectivement, je suis très heureux d’avoir pris du retard, car le second jour de celui-ci, j’ai assisté à une présentation de l’oeuvre du peintre contemporain Pierre Soulages, qui, si dans sa démarche est très différente de celle du black metal, malgré le lien thématique du travail sur la couleur noir, me semble par contre avoir de profondes affinités avec la manière dont je comprends la possibilité d’un black metal chrétien.

« Se retrouver face à soi-même
« Outrenoir », le mot est lâché. En 1979, Pierre Soulages s’essaye à une pratique inédite, celle d’aller « au delà du noir » en projetant la lumière sur des tableaux entièrement sombres. C’est le reflet de la lumière d’un unique mur blanc qui fait apparaître la force et la brillance du noir dans ses premières œuvres de la période.
De plus en plus fluide, sa peinture coule sur les toiles et reflète la lumière avec bien plus de force que le blanc. Mieux, l’éclairage fait apparaître son épaisseur et sa consistance, ses sillons creusés par des coups de brosses violents, dans ce qui devient un noir habilement sculpté.

Dominé par une dizaine de ces polyptyques intenses, suspendus dans les airs au milieu de la dernières salle, le visiteur se laisse envahir par un sentiment de gravité, mêlé à une introspection sereine. Résonne alors en écho la démarche de Pierre Soulages: « Je crois que je fais de la peinture pour que celui qui la regarde – moi comme n’importe quel autre – puisse se trouver, face à elle, seul avec lui-même. » » (Alexia Eychenne (www.lepetitjournal.com) 19 novembre 2009)

Faire sentir les limites, l’enfermement des émotion sombres et au dela la possibilité de la lumière, en posant un regard chrétien, lumineux, sur le matériel musical « ténébreux » qu’est le black metal, voilà comment je conçois la possibilité d’un « unblack metal », ce qui parait analogue à la démarche picturale de Soulages.

Analogue et non pas identique:

– parce que chez Soulages, il s’agit d’un travail littéral, non symbolique comme dans le cas de l’unblack metal, sur la lumière et la couleur noire, sans forcément de sens spirituel derrière.

– Parce que chez ce dernier, il n’y a pas volonté de transmettre un message ou une interrogation, mais de laisser le spectateur y trouver sa propre signification.

– Parce qu’on pourrait d’une certaine manière opposer la démarche de plasticien qui est celle tout particulièrement de Soulages, fondée sur la présence intemporelle, à celle de la musique qui nait de l’écoulement du temps:

« Alors on comprend que le peintre se tourne vers les poètes, par exemple il aurait pu citer celui qui, à propos de l’instant, s’écrie : « Arrête-toi, tu es si beau ! ». Par là en effet la peinture rejoint le rêve, celui de la totalité, de l’harmonieuse totalité du moment grec de notre histoire. La musique, elle, nous confronte à l’irréversible, elle éveille en nous le sentiment de nostalgie, et non celui de la plénitude de la présence comme le fait la peinture de Pierre Soulages« .(Les écrits de Soulages: Réflexions sur les rapports de la peinture, de la poésie et de la musique dans les Écrits de Soulages, Roger Bruyeron)

Mais analogue quand même, parce que dans son oeuvre, le paradoxe des ténébres qui mettent en valeur la lumière ne nait pas d’une médiation ou d’une réinterprétation intellectuelles, mais du jeu esthétique de l’oeuvre en lui-même, de manière immédiate et sensible:

« La peinture de Pierre Soulages est animée par la volonté d’éliminer de la toile toute tentative de signifier, afin de mettre le regardeur face à la présence, au surgissement immédiat de ce qui se tient là. En cela la peinture est proche, selon nous, de la musique, pur jeu des intensités et des rythmes sonores, c’est à dire du temps. Pourquoi Pierre Soulages se réfère-t-il si peu à la musique et si souvent à la poésie, art de la signification s’il en est? Et quelle importance faut-il reconnaître alors au temps dans l’expérience de l’art, de la peinture en particulier? C’est ce point que nous tentons, à notre tour, de développer » (idem, résumé)

Mon idée, et malheureusement je manque des compétences musicales et musicologiques nécessaires pour la démontrer à partir d’exemples précis, est que le travail musical des ténèbres qui est propre au black metal, qui pour beaucoup de musiciens consiste à s’inspirer de tout ce qui est signe de la déchéance et de la damnation de l’humanité (la mort, le blasphème, la damnation, le mal, la guerre, le nazisme parfois), peut paradoxalement, SANS la médiation des textes ni d’interprétations psychologisantes ou philosophiques, de manière purement esthétique, exprimer la possibilité du Salut et de la lumière.

De manière sans doute trop empirique, je ressens à l’écoute des morceaux de black metal, qu’ils soient d’ailleurs sataniques ou chrétiens dans leurs thématiques, comme une sorte de dimension homéopathique: leur ambiance souvent étouffante et ténébreuse me fait guetter, de manière plus attentive et reconnaissante, les quelques moments de clairs-obscurs, au travers des breakspar exemple,ou encore des chants clairs dans le cas des morceaux plus symphoniques, etc. L’ambiance qu’ils créent me fait désirer et apprécier l’attente de la lumière de façon différente.

Si je puis me permettre une analogie avec les offices des heures dans la liturgie catholique (et sans assigner de fonction liturgique au black metal) je dirais que prier Dieu et exprimer l’attente du jour dans les Complies, alors que la nuit est tombée et que l’on se prépare à l’obscurité et au sommeil, qu’on lui demande de protéger notre sommeil et de garder notre âme si nous venons à mourir, éclaire sa Grâce de manière différente, mais tout aussi valable que le prier pendant les laudes, alors qu’une nouvelle journée commence et que l’on loue sa Gloire renaissante.

Et de même, chercher Dieu au travers d’une musique qui à ses origines tendait à exprimer sa négation, ce n’est pas pour moi y plaquer le cahier des charges d’une musique de louange, à la manière dont on commettrait un contresens en plaquant les hymnes des laudes sur l’office des complies, mais le prier, et chercher à le rencontrer et à manifester le travail de Son Esprit, de manière différente. Car ma conviction de chrétien et ma foi est qu’il n’existe pas de territoire ni de réalité qui soit entièrement la propriété du mal, qui soit inaccessible au travail de la Grâce. Il n’y a pas une matière (au sens de réalité sensible) mauvaise qui s’opposerait aux matières lumineuses et bonnes, comme la religion manichéenne l’enseignait contre la foi chrétienne, mais une réalité où toutes les créatures, et toutes les créations, sont secrètement travaillées par la Grâce, et ont la possibilité d’occulter, de nier ce travail et les possibilités qu’il offre, ou au contraire de les développer et les manifester. Je crois que le black metal, en tant que musique, ne fait pas exception à ce principe qui est selon moi au coeur de la foi chrétienne, et j’en veux pour preuve que dès les débuts du black metal, et de manière pérenne, s’est développé un black metal chrétien: plus on cherche à nier Dieu, et plus cela donne envie à d’autres de trouver sa trace là où on la rejetait. Ce qui me parait un fruit de l’Esprit.

Pour conclure, je reconnais que mon interprétation esthétique, via le concept d’outrenoir que j’emprunte à Soulages, est encore très embryonnaire. mais il me protera dans la rédaction de mes futurs articles sur l’unblack metal, où j’espère développer et illustrer cette transposition. J’ai d’ailleurs superbement dérivé dans ma troisième partie d’une problématique esthétique à des considérations purement spirituelles, mais cele-ci visait moins à livrer une théorie clés en main qu’à donner le fond de mon intuition, que ce blog vise à approfondir et à défendre.

En attendant, voici un exemple de morceau d’unblack qui exprime une réalité en harmonie avec les thématiques du black metal, qui est radicalement en opposition avec la foi chrétienne: la destruction de lacration divine en nous-mêmes, et qui pourtant, dans l’espèce d’enfermement cyclique de son refrain parexemple (désolé pour la formulation de non-musicologue) me parait pousser l’auditeur à chercher au delà du cercle morbide où s’enferme le narrateur du texte en appui, un peu à la manière dont la clôture des monastère ne donne pour seul horizon aux moines que le ciel (et dans le cas de ce morczau encore, je passe partiellement par la médiation du texte, par manque de compétences):

Betrayed

I am in pain
I am… the cursed one

Life is not what it was meant to be
What I didn’t ask for has now turned my way
Somewhere in a garden it all turned wrong
Things I once believed in have now turned evil

Yet I pray, « Deliver me from evil »
But another spell pulled me away

Will suicide break the ring of curse
Tomorrow I’ll be gone, so don’t look for me

I am lying on my death-bed, with chaos in my mind
My life took more than it gave
Betrayed and deceived I will now pass away
And with the gun in my hand, my questions
Are soon to be answered

 Will suicide break the ring of curse…

Satan and god, the thought passes my mind
Heaven and hell, it’s not up to me
If the Christians that I’ve seen
Represent the true God of heaven
Then it’s not a place that I want to be
But if I’m blinded, please open my eyes
And help my now…

 Will suicide break the ring of curse
Tomorrow I’ll be gone, then you’ll be all alone (Source: Dark Lyrics)

Black metal et catharsis 2/2

Posted in Regard chrétien sur les influences ésotériques, satanistes et païennes du black metal with tags , , , , , , , , , , , , , , , , , , on 30 octobre 2012 by Darth Manu

A lire préalablement: Black metal et catharsis 1/2

Après avoir rappelé l’origine aristotélicienne de ce concept de catharsis, et les réticences d’une certaine tradition de pensée chrétienne, à la suite d’Augustin, à l’accepter, je parcourrai dans ce second billet les différentes interprétations qui lui ont été données au fil des siècles. Puis je tenterai de l’appliquer à l’esthétique du black metal, souvent critiquée, à l’instar de la tragédie en son temps, pour ses thématiques parfois sanglantes, souvent morbides et effrayantes…

L’interprétation morale:

Cette interprétation était dominante à la Renaissance et chez les tragédiens classiques. Racine nous en donne une bonne illustration dans la préface du Phèdre:

 » Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses : les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes » .

En donnant à voir au spectateur les conséquences sinistres des mauvaises passions, la tragédie permettrait de le purger de ces dernières. La catharsis fonctionnerait en fait suvant une forme d’exemplarité inversée:voyant où mènent les passions les plus funestes, le spectateur serait dissuadé d’y céder.

Cette position affaiblit en fait significativement le sens originel de la catharsis, au point où la repésentation d’épisodes sanglants n’y parait plus nécessaire. Ainsi Racine, qui substitue au passage la notion de « tristesse majestueuse » à celle de purgation, écrit dans la préface de Bérénice:

 » Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie« .

De manière générale, cette interprétation moralisante à l’extrême de la catharsis ne suffit pas à convaincre les catholiques suspicieux à l’encontre des tragédies:

 » Les liens de Racine avec ses maîtres de Port-Royal ont été marqués par le conflit, ceux-ci tenant l’écrivain pour « empoisonneur public » (Nicole, 1666), l’esthétisation des vices qu’il dépeint les rendant à leur avis bien plus séduisants que terrifiants. Le salut est dans la philosophie (religieuse, christique) et non dans l’art qui ne fait que flatter les sens. Port-Royal étant bien plus platonicien qu’aristotélicien. La réconciliation ne viendra qu’avec Phèdre, la dernière tragédie de Racine où certains ont vu un sens janséniste » (La question de la catharsis en art-thérapie, par Jean Rodriguez).

Un autre des grands tragédiens de cette époque, Corneille, a été seul à s’opposer au concept de catharsis, interprété dans une perspective moraliste, pour développer une lecture purement esthétique des émotions suscitées par la tragédie chez le spectateur:

 « Si la purgation des passions se fait dans la Tragédie, je tiens qu’elle se doit faire de la manière que je l’explique ; mais je doute si elle s’y fait jamais, […]. Elles se rencontrent dans Le Cid, et en ont causé le grand succès. Rodrigue et Chimène y ont une probité sujette aux passions, et ces passions font leur malheur, puisqu’ils ne sont malheureux qu’autant qu’ils sont passionnés l’un pour l’autre. Ils tombent dans l’infélicité par cette faiblesse humaine dont nous sommes capables comme eux : leur malheur fait pitié, cela est constant, et il en a coûté assez de larmes aux Spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous doit donner une crainte de tomber dans un pareil malheur, et purger en nous ce trop d’amour qui cause leur infortune, et nous les fait plaindre ; mais je ne sais si elle nous la donne, ni si elle le purge, et j’ai bien peur que le raisonnement d’Aristote sur ce point ne soit qu’une belle idée, qui n’ait jamais son effet dans la vérité. […] Le fruit qui peut naître des impressions que fait la force de l’exemple lui manquait : la punition des méchantes actions, et la récompense des bonnes, n’étaient pas de l’usage de son siècle, comme nous les avons rendues de celui du nôtre ; […] il en a substitué une, qui peut-être n’est qu’imaginaire […] » (Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, [in : ] Trois Discours sur le Poème dramatique, 1660 ; éd. B. Louvat et M. Escola, GF-Flammarion, cité par Jean Rodriguez, op. cit.).

Contrairement à la plupart de ses contemporains, Corneille ne pense pas que le théâtre ait pour rôle d' »instruire et plaire », mais de plaire uniquement. C’est le jeu des passions considéré de manière purement esthétique, comme un plaisir, qui provoque le sentiment tragique, et non une quelconque purgation ou édification morale de l’âme:

 » Le but du poète est de plaire selon les règles de son art. Pour plaire, il a besoin quelquefois de rehausser l’éclat des belles actions et d’exténuer l’horreur des funestes. Ce sont des nécessités d’embellissement où il peut bien choquer la vraisemblance particulière par quelque altération de l’histoire, mais non pas se dispenser de la générale, que rarement, et pour des choses qui soient de la dernière beauté, et si brillantes, qu’elles éblouissent. Surtout il ne doit jamais les pousser au-delà de la vraisemblance extraordinaire, parce que ces ornements qu’il ajoute de son invention ne sont pas d’une nécessité absolue, et qu’il fait mieux de s’en passer tout à fait que d’en parer son poème contre toute sorte de vraisemblance » (Corneille, Discours de la Tragédie).

L’interprétation médicale/psychanalytique:

Quoique peut-être moins connue que l’interprétation morale, celle médicale est sans doute beaucoup plus proche du sens originel de ce concept de catharsis, et plus évidente à déceler dans l’oeuvre d’Aristote:

 » Dans la médecine hippocratique, [la catharsis] se rattache à la théorie des humeurs et nomme le processus de purgation physique par lequel les sécrétions mauvaises sont expulsées, naturellement ou artificiellement, par le haut ou par le bas : le terme peut désigner aussi bien la purge elle-même que la défécation, la diarrhée, le vomissement, les menstrues (par ex. Hippocrate, Aphorismes, 5, 36; 5, 60; cf. De mulierum affectibus). Ce sens hippocratique vaut dans tout le corpus naturaliste d’ Aristote (dans l’Histoire des animaux, VII, 10, 587b, le terme désigne par exemple la rupture de la poche des eaux, les pertes, etc.; cf. H. Bonitz, Index aristotelicus, s.v.). Cependant, en tant que remède — gr. to pharmakon [τὸ ϕάρμακον], le même mot, au neutre, que celui désignant le bouc émissaire -, la katharsis implique plus précisément l’idée de médecine homéopathique : il s’agit avec la purgation de guérir le mal par le mal, le même par le même; c’est d’ailleurs pourquoi tout pharmakon est « poison » autant que « remède », le dosage du mal produisant seul un bien […] 

L’ épuration, c’est-à-dire la représentation d’épures au moyen d’une œuvre musicale ou poétique, substitue le plaisir à la peine. C’est au fond le plaisir qui purifie les passions, les allège, leur enlève leur caractère excessif et envahissant, les remet à leur place dans un point d’équilibre.

Enfin, pour radicaliser la catharsis, il faut, avec le médecin sceptique Sextus Empiricus, choisir pour l’âme comme pour le corps un remède capable de « s’éliminer lui-même en même temps qu’il élimine les humeurs » ou les dogmes : les manières sceptiques de s’exprimer sont ainsi, dans leur forme même qui inclut le doute, la relativité, la relation, l’ interrogation, auto-cathartiques (Esquisses pyrrhoniennes, I, 206; cf. II, 188; cf. A.-J. Voelke, « Soigner par le logos »). »(« Catharsis », par Barbara Cassin, Jacqueline Lichtenstein, Elisabete Thamer).

La représentation des passions extrêmes permet de les alléger chez le spectateur, et de les transformer en plaisir. En ce sens, le mal dissipe le mal, puisque l’excitation esthétique des passions fortes permet de les décharger pour laisser place à une émotion plus bénéfique et douce pour l’âme.

Plus proche de nous, la psychanalyse freudienne propose une lecture comparable de la catharsis:

 » Freud a formulé le paradoxe de la catharsis en termes de  » prime de séduction « ,  » bénéfice de plaisir qui nous est offert [par les œuvres d’art] pour permettre la libération d’une jouissance supérieure émanant de sources psychiques profondes  » ; le plaisir pris au tragique comme à tout œuvre d’art serait de l’ordre d’une  » décharge partielle et désexualisée par inhibition du but et déplacement du plaisir sexuel « , mais l’effet propre à la tragédie tiendrait à la projection qu’autorise la représentation dramatique : le héros tragique s’envisage comme la  » projection idéalisée du moi  » dans ses visées mégalomaniaques, la pitié relevant d’un mouvement d’identification et la terreur d’un mouvement masochique (A. Green, Un Œil en trop…, 1969, p. 38-40). La psychanalyse a fait en outre de la catharsis une notion opératoire dans la psychothérapie: la méthode cathartique consiste à faire venir à la conscience des sentiments enfouis dans l’inconscient du sujet ; l’émergence des émotions ou affects dont le refoulement constitue la source de troubles psychiques, libère le patient des angoisses et sentiments de culpabilité » (Développements extraits de M. Escola, Le Tragique, Flammarion, GF-Corpus, 2002).

L’interprétation esthétique:

La catharsis n’opère pas, suivant cette lecture, par une édification des passions, ni par une décharge des humeurs accumulées, mais par la substition d’un sentiment de plaisir à un sentiment de peine, ainsi qu’Hume s’attache à le montrerdans ses Essais esthétiques:

 » Il est certain que la même scène de détresse qui nous plaît dans une tragédie nous procurerait, si elle se passait réellement là, sous nos yeux, le malaise le moins feint, bien qu’elle constitue la cure la plus efficace à la langueur et à l’indolence. M. Fontenelle [dans les Réflexions sur la poétique] semble avoir eu conscience de cette difficulté et, tenant compte de cela, nous propose une autre explication à ce phénomène, ou du moins fait quelques additions à la théorie rapportée ci-dessus [celle de l’abbé Du Bos qui rapporte le plaisir paradoxal de la catharsis au  » divertissement  » :  » peu importe la nature passion procurée, elle vaut mieux que la langueur insipide qui naît de la tranquillité et du repos parfaits « […]

 Le même principe trouve sa place dans la tragédie, d’une manière encore plus considérable parce que la tragédie est une imitation et que l’imitation est toujours en soi agréable. Cette particularité a pour effet d’adoucir encore davantage les mouvements de la passion et de convertir intégralement le sentiment en un plaisir puissant et régulier. En peinture, des représentations qui inspirent la plus grande terreur et la plus grande détresse qui soient, plaisent davantage que de plus belles œuvres, qui nous paraissent sereines et indifférentes. L’affection qui soulève l’esprit excite de façon considérable l’inspiration et la véhémence, qui sont entièrement transformées en plaisir par la force du mouvement prédominant. C’est ainsi que la fiction de la tragédie adoucit la passion, par l’infusion d’un nouveau sentiment et non pas simplement par l’affaiblissement et l’atténuation de la peine. Vous pouvez, par degrés, affaiblir une peine existante au point de la faire disparaître totalement. Mais aucune de ces gradations ne donnera jamais du plaisir, excepté peut-être, par accident, pour un homme submergé d’une indolence léthargique et que cela arrache à cet état languide.[…]

  La passion, bien qu’elle puisse être douloureuse naturellement, quand elle est excitée par la simple apparence d’un objet réel, est, toutefois, quand elle est soulevée par les productions de l’art, embellie, adoucie et apaisée à un point tel qu’elle nous procure le plus grand plaisir« (Hume, Essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, GF-Flammarion, 2000, p. 113-118., cité par M. Escola sur Fabula.org).

L’interprétation dionysiaque:

Artaud, à partir de ce qu’il nomme le « théâtre de la cruauté », va tenter de détacher la catharsis des interprétations passées très liées à une lecture psychologique de son action sur le spectateur, pour lui donner une dimension quasi métaphysique:

 « Artaud va exercer une influence telle qu’il n’y aura pas de dramaturge ou de metteur en scène qui puisse dénier le rôle que l’esthétique de ce ténor a joué dans sa formation et dont le mot clé est vraisemblablement la cruauté. Malgré sa relative transparence, ce mot recèle une ambiguïté si déconcertante qu’il importe dès lors de la lever. La cruauté ne veut nullement dire sang, massacre, boucherie…, « la cruauté, souligne Artaud, veut dire théâtre difficile et cruel d’abord pour moi-même. Et sur le plan de la représentation, il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nos dépeçant mutuellement les corps, en sciant nos anatomies personnelles ou, tels des empereurs assyriens, en nous adressant par la poste des sacs d’oreilles humaines, de nez ou de narines bien découpées, mais de celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre tout cela » […]

 Car la catharsis préconisée par Arthaud, si catharsis il y a, sera moins un processus rationnel et psychologisant comme c’était le cas avec Aristote qu’une surexcitation de tous les sens ou une mise en liberté de toutes les forces vives et vitales non exploitées et emmagasinées dans les viscères de l’homme. Sa catharsis serait alors moins une purgation qu’une révélation ou une découverte sans aucune visée didactique ou moralisatrice. Pour lui, le théâtre serait générateur d’énergie, compensation de ce qui n’est pas, une espèce de potentialité avant la lettre que Genet va illustrer non sans brio en donnant vie et forme, ne serait-ce que sur le plan fantasmatique, à ce qui n’a pas été mais qui aurait pu ou dû être. Pourquoi Claire 5 ne serait-elle pas Madame ? Le théâtre nouveau dit anti-théâtre, en raison des bouleversements qu’il instaure, va avoir pour mission de véhiculer une nouvelle vision du monde, non plus un monde stable, logique et rationnel, mais un monde problématique et kaléidoscopique où plusieurs réalités vont se superposer les uns sur les autres se reflétant les uns sur les autres, donnant aux choses un aspect multiforme et angoissant et à l’individu un sentiment de déréliction et de soumission C’est cette cruauté sous-jacente et invisible mais toujours présente et sournoise qui est à l’origine du théâtre de l’absurde. […]

  Dans ce monde cruel en raison de son inaccessibilité, les choses étant perçues comme étranges et étrangères, les dramaturges vont devoir user d’un matériau nouveau qui soit à même d’en rendre compte et tâcher de recouvrer sa transparence qui se voit de plus en plus envahie par une cruelle opacité. […]L’une de ces dimensions est à coup sûre le rêve que la psychanalyse, avec Freud, a mis au devant de la scène. Avec ses Vases communicantes , 8 Breton cherchera à démontrer que le rêve et le monde réel ne font qu’un. Le possible et le virtuel deviennent ainsi réalité. Le rêve étant alors considéré comme l’envers de cette dernière, il sera instamment interrogé, lui qui constitue le réceptacle des évidences cachées et l’expression des puissances créatrices. […]« L’action du théâtre, souligne Artaud, comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont. Elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la bassesse, la tartufferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens et révélant à des collectivités leur impuissance sombre, leur force cachée ; elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et suprême quelles n’auraient jamais eue sans cela » » (Le chemin de la cruauté, par Bouchta Es-Sette) . « 

 Artaud inverse en quelque sorte la finalité de la catharsis aristotelicienne, qui était de purger les passions intérieures pour éduquer le spectateur au rôle de citoyen. Ici, il s’agit plutôt de retrouver l’essence tragique et créatrice de notre vie, masquée par la quotidienneté , de nous désindividuer, de nous sortir de notre réalité banale pour puiser à à une énergie créatrice infinie, qui nous mène, la durée de la représentation, à un état transcendant d’existence, au delà de notre conditionnement social:

 » Avec Artaud, l’accent du théâtre se voit déplacé de la littérature au spectacle. L’auteur est remplacé par le metteur en scène, qui est « une sorte d’ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées », une sorte de Dionysos. Rappelons ici, ce que la tradition classique avait oublié et que seul MOLIERE mettait en pratique, à savoir que les 3 grands tragiques étaient tout à la fois : auteur, metteur en scène, directeur de troupe et acteur. Il s’agit pour ARTAUD de « rendre le théâtre à sa destination primitive » et de « le replacer dans son aspect religieux et métaphysique » : « le domaine du théâtre n’est pas psychologique mais plastique et physique ».Artaud plaide pour une architecture spirituelle « faite de gestes et de mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d’un rythme, de la qualité musicale d’un mouvement physique, de l’accord parallèle et admirablement fondu d’un ton ». Le théâtre est donc, non seulement « musique », mais aussi « danse » ; c’est une « métaphysique [du corps] » qui conduit à une « dépersonnalisation systématique », à une désindividuation – qui est l’essence même de la catharsis – par « la parole d’avant les mots » : « un état d’avant le langage et qui peut choisir son langage : musique, gestes, mouvements, mots ». Les techniques en sont celles du dérèglement des sens.Le théâtre de la cruauté renoue avec cette « idée supérieure de la poésie et de la poésie par le théâtre qui est derrière les Mythes racontés par les grands tragiques anciens ».La cruauté est un « appétit de vie, de rigueur cosmique et de rigueur implacable dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres […] le bien est voulu, il est le résultat d’un acte, le mal est permanent » : ce dieu caché est bien l’équivalent du principe dionysien ou de la volonté de puissance. « L’objet du théâtre étant de créer des Mythes ». L’état poétique recherché par le théâtre de la cruauté est « un état transcendant de vie », « d’une vie passionnée et convulsive », dionysiaque ou orgiaque donc, pour un homme total mais non un homme social… »  (La question de la catharsis en art-thérapie, par Jean Rodriguez)

 La mise en scène de la « cruauté, comprise au sens d’une forme de souffrance existentielle, d’aliénation, la recherche d’une mise en scène onirique, qui déréalise le réel, qui sollicite le corps aussi bien que les sens, qui cherche à « créer des Mythes », à accéder l’espace de la représentation à « un état transcendant de vie », voilà qui rappelle de nombreux traits du black metal, que j’avais déjà relevé pour celui-ci dans de précédents billets. De même que l’importance d’une mise en scène comparable à un « rituel » religieux chère à Artaud. Et au final, donne aux passions les plus destructrices un espace et un temps ou s’exprimer, mais à vide. Et une fois déchainées, tant les spectateurs que les acteurs peuvent revenir apaisés dans le monde réel, portant un regard nouveau sur le mal présent dans ce dernier:

« According to Artaud, St. Augustine complains in The City of God of a « similarity between the action of the plague that kills without destroying the organs and the theatre which, without killing, » causes very mysterious changes in the mind of the individual and his/her society.

« . . . If then there remains in you sufficient mental enlightenment to prefer the soul to the body, choose whom you will worship. But these astute and wicked spirits, foreseeing that in due course the pestilence would shortly cease, took occasions to infect, not the bodies, but the morals of their worshippers, with a far more serious disease. . . . so gross a darkness and dishonoured them with so foul a deformity, that even quite recently some of those who fled from the sack of Rome and found refuge in Carthage were so infected with the disease that day after day they seemed to contend with one another who should most madly run after the actors in the theatre. . . . » [85] 

The mind believes what it sees and does what it believes, writes Artaud, that is the secret of fascination. St. Augustine does not doubt the reality of this fascination for one moment, [86] but he preaches that extending that fascination to fulfillment is evil. Naturally, Artaud writes it as both good and evil.

The plague extends dormant images into the most extreme gestures. According to Artaud, the theatre should also « take gestures and push them as far as they will go. » Theatre should also « reforge the chain between what is and what is not, between the visible and the invisible. » For Artaud it is the difference between the « virtuality of the possible and what already exists in materialized nature; between what is and what is only dreamed. » He writes on:

  « The theatre restores us all our dormant conflicts and all their powers, and gives these powers names we hail as symbols: and behold! before our eyes is fought a battle of symbols, one charging against another in an impossible melée; for there can be theatre only from the moment when the impossible really begins and when the poetry which occurs on the stage sustains and superheats the realized symbols. In the true theatre a play disturbs the senses’ repose, frees the repressed unconscious, incites a kind of virtual revolution (which moreover can have its full effect only if it remains virtual), and imposes on the assembled collectivity an attitude that is both difficult and heroic. » [87] 

In this paragraph I can hear the heartbeat of my thesis and Artaud’s raison d’être. His theatre would never be sided with those in power. It would always be on the front edge of the avant-garde pushing the power toward change. His theatre, like the plague, is in the image of this carnage (freedom of life, sexual freedom,) and this essential separation. « It releases conflicts, disengages powers, liberates possibilities, and if these possibilities and these powers are dark, it is the fault not of the plague nor of the theatre, but of life. » [88]

  It may be true that the poison of theatre, when injected in the body of society, destroys it, as St. Augustine asserted, but it does so as a plague, a revenging scourge, a redeeming epidemic when credulous ages were convinced they saw God’s hand in it, while it was nothing more than a natural law applied, where all gestures were offset by another gesture, every action by a reaction. [89] » (“ANTONIN ARTAUD IN THEORY, PROCESS AND PRAXIS OR, FOR FUN AND PROPHET” by RICHARD LEE GAFFIELD-KNIGHT, August 17, 1993, Master of Arts in Theater, Graduate School of the State University of New York »)

Le black metal a-t-il des vertus cathartiques, et en quel sens?

 En premier lieu, je voudrais souligner que ces interprétations de la catharsis ont toute en commun un aspect qui les distinguent de l’expérience de Saint Augustin: elles présupposent toutes que le spectacle des souffrances n’est pas réel, et que le spectateur ait clairement conscience d’être confronté à une oeuvre de fiction, que celle-ci soit strictement encadrée par les règles de la narration tragique, avec un conflit et une résolution clairement identifiés ou qu’au contraire elle paraisse étrange et absurde. Alors que le théâtre que Saint Augustin connaissait était associé à d’autres divertissements publics qui eux répandaient réellement le sang ses intervenants, notemment les jeux du cirque et les combats de gladiateur.

De même, le black metal plonge les musiciens et l’auditoire dans un univers fictif , par les thématiques fantastiques  et oniriques qui y sont quasiment omniprésentes, par les masques et les accoutrements des musiciens qui leur donnent une apprence inhumaine, de même souvent que la voix du chanteur, souvent un cri guttural, etc.

La question est de savoir si les thématiques morbides du black metal disposent l’auditoire et les musiciens  à une fascination et à une forme de concupiscence pour le mal, comme le voudrait une lecture d’influence augustinienne, ou si au contraire elle leur permettrait de mettre à distance celles-ci, et si oui de quelle manière…

Il est évident que la plupart des groupes de black metal ont au moins entendu parler de ce concept de « catharsis ». Voici l’interprétation que Sin-Nanna, du groupe Striborg, en donne, alors qu’il se remmémore son précédent projet Kathaaria:

« I don’t think I have achieved alot with Kathaaria, only as a musical and lyrical/conceptual project which has developed and released alot of catharsis within me, and now strives for more atmosphere and descriptive planes of existence, which is totally dark. I am happy with Kathaaria, but I prefer Striborg.
« A Tragic Journey Towards the Light » – most of the stuff was written 93-94 for that first release. It wasn’t until 95 I recorded it officially. The original concept of Kathaaria was to release all catharsis within my soul, everything sad and depressed and an expression of that time. Trying to find my raison d’etre (reason for existence). Not really trying to find light as the title may suggest, complete opposite really, but equilibrium within me and close contact to Gaia and Pan, nature and harmony, the godliness within me, and strength and hatred towards mankind.
« Through the Forest to Spiritual Enlightenment » was a continuation to the first, with some leftover songs, although this one has a completely different sound/production, shorter songs. It is more atmospheric, darker and colder, a misty soundscape of Neika to it. The lyrics are darker and more descriptive/imaginative. Also, I have discovered my reason for existence. This is my best written Kathaaria album, also the coldest, but not the best produced.
 « Isle de Morts » ends the trilogy for the cycle of Kathaaria. Kathaaria had no reason to continue as I had caught up with recording everything and lyric wise. I let all I needed out with that project. Striborg continues with a different approach, not as complex, just as dark and cold as possible. « Isle de Morts » is a very extreme release, very claustrophobic sound and brutal, again full of catharsis. That name Kathaaria suited what I felt and expressed at that time. » (interview par Primitivr Future Zine)

On retrouve l’idée de purgation précédemment évoquée. Cependant, celle-ci n’opère plus nécessairement sur les passions mauvaises, mais vise un état d’ « équilibre », de « force » intérieure. Ce qui n’est d’ailleurs pas si éloigné, sur ce point, de la définition aristotélicienne, sauf qu’il ne s’agit pas de mettre à distance, par le moyen de cette purgation, les passions sublimées par la représentation, mais d’y trouver une « raison d’être », ce qui est central dans l’existence de l’article. Ce qui est réellement purgé, ce n’est pas nécessairement le mal, la colère, la « haine », mais tout ce qui alourdit l’existence, la « tristesse », les tendances « dépressives », tout ce qui l’affaiblit. Il ne s’agit pas tant de mettre à distance le mal, les passions mauvaises objectivement, que la souffrance, tout ce qui est mauvais subjectivement, du point de vue du ressenti. Cette conception de la catharsis substitue à la recherche du bien celle du bien-être, du confort intérieur. Et paradoxalement, l’expression du mal, et la fascination pour celui-ci, y constitue une forme de bouclier contre la souffrance, en faisant participer le musicien et ses auditeurs à une forme de sentiment d’éternité, de puissance, de surnature, en relations avec les forces les plus profondes et en apparences les plus irrésistibles de la nature, de « Gaïa », comme Sin-Nanna l’exprime lui-même dans le morceau Spiritual Catharsis de Striborg :

 » I feel the call from the forest

The essence in which entices me

Yearning my soul in complete blackness

Suppressed emotions from within me

 

Black metal is the weapon I use in pain

To express the feelings from another plane

Devoid of all humans who gets in my way

Only this world I’ll suffer for another day

 

Spiritual catharsis calling to mother nature

Her embrace I discovered many years ago

There is no god but the spirit of Gaia

To be one with all things…alone

 

Black metal is spiritually crying out in anguish

Spreading diseased evil into sound

Full of hatred misanthropy and sorrow

Propaganda to possess the spirits of all

 

Possessed by the dark elements of nature

The moon forest mist and fog

An owl hoots the midnight bell

As the nocturnal life chants a magic spell

 

Breath in the black air of the night

Embraced in solitude the one of the unlighted

Spiritual forest journey yet again to wait

All the beauty and real comfort inside

On le voit, cette compréhension de la catharsis n’échappe pas à la critique augustinienne du plaisir esthétique lié à la représentation du mal comme concupiscence.Elle peut même s’apparenter à une fuite pure et simple en avant, loin du réel, de sa complexité, et de sa fragilité (« To be one with all things…alone« ) .  Résume-t-elle cependant tout ce qu’on peut dire de l’action du black metal sur les passions de l’âme?

Au terme de ce parcours provisoire, sur lequel je reviendrai très vraisemblablement dans de futurs billets, et conscient d’ouvrir sur des questions, plutôt que de clore le débat par une définition ferme de la catharsis, je voudrais proposer deux approches de celle-ci dans le black metal, contraires dans leur principe, mais à mon avis toutes les deux à l’œuvre dans le plaisir esthétique ressenti par la plupart des amateurs de cette musique :

     Une approche viscérale et imaginative : le black metal est paroles, mise en scène, mais plus fondamentalement, musique. C’est-à-dire qu’il se situe au préalable dans l’immédiateté, le ressenti, la communication d’âme à âme pourrait-on dire. Et il suscite la méfiance, parce que les émotions qu’il transmet sont négatives : haine, colère, tristesse, désespoir. Ce sont des émotions violentes et fermées sur elles-mêmes, foncièrement transgressives. Pourtant, ce message, fort et redoutable, ne se repose pas sur lui-même, sur sa simplicité et sa dureté, mais le black metal le théâtralise, l’esthétise, le « dé-réalise », suis-je tenté de dire… Ce registre musical en apparence si brutal et franc fait l’objet de mise en scènes sophistiquées, qui semble tout faire pour couper le plaisir esthétique qu’il procure de la vie quotidienne, de la vie réelle même, de ses lieux et de son temps. Dans un article sur le Hellfest, le Collectif Provocs Hellfest Ca Suffit ! objectait à l’hypothèse de la catharsis dans le metal cet argument :

«   La catharsis qui est l’un des buts de la tragédie, n’est possible que dans un ordre des valeurs clairement établi. Or ce n’est pas le cas dans la musique métal qui est une révolte contre toute espèce d’ordre. »

Or c’est faux. Même le black metal, s’il procède d’une manière bien différente des mécanismes énoncés par exemple par Aristote, définit son ordre propre, qui n’est certes pas moral au sens stricte, mais qui procède de la création et de la mise en scène d’un monde imaginaire, qui projette dans une réalité alternative, si je puis dire, les passions les plus destructrices. La musique a son lieu privilégié, la scène (ou encore la chambre ou la nature, pour les one man band par exemple). Les musiciens se griment et s’accoutrent d’une manière profondément différente de la vie quotidienne.  Ils portent quasi-universellement un nom de scène, ainsi que je le rappelais dans un billet spécialement centré sur la question des pseudonymes dans le black metal. Leurs pochettes et leur textes évoquent des univers fantastiques et une nature idéalisée. Contrairement à d’autres registres du metal comme le metalcore, le BM fuit souvent l’urbanisation et tout ce qui peut rappeler la vie ordinaire. Les atmosphères de beaucoup de morceaux ne se contentent pas d’exprimer des émotions mauvaises, mais les situent dans une ambiance onirique, fantastique… Il est d’ailleurs remarquable de constater que l’un des courants les plus transgressifs du metal est aussi l’un de ceux qui met le plus l’accent sur une mise en scène particulière.

Et celle-ci met un peu le black metal à la croisée des chemins. Si elle est vécu comme une tentation de fuir le réel ou de le recréer, l’expression d’un « vrai moi » en révolte contre le vie réelle, si elle est vécue conjointement avec le désir de rendre réel ces fantasmes, par la magie, l’adhésion à une religion recomposée, etc., si elle manifeste l’ambition de fusionner cet univers du BM et la vie quotidienne, alors elle peut effectivement relever de cette concupiscence, de cette fascination morbide dénoncée par Saint Augustin. Mais force est de constater que la plupart des black metalleux vivent tout ce décorum non comme une fuite prolongée du réel, mais comme un cadre à ce qui reste un divertissement, même vécu sur le mode de la passion. Ils se griment en corpse paint le samedi soir, et s’habillent (presque) comme tout le monde le lundi matin. Et toute cette théatralisation me parait jouer alors un rôle cathartique, en faisant expérimenter ces émotions, non dans la vie quotidienne, mais dans un cadre qui en est clairement dissocié, mettant à distance leur expression de tout ce qui dans notre environnement (collègues, famille, amis, ennemis…) peut en être destinataire.Et de même que l’alcool, s’il est consommé de manière habituelle, sans cadre ou occasion spécifique, peut mener à l’addiction, mais que, bu à l’occasion de fêtes, dans des occasions spéciales, hors du cadre quotidien, peut procurer de la joie et libérer momentanément des soucis, le black metal peut être bon ou mauvais pharmakon, poison s’il est l’expression d’une révolte continue contre la réalité, et remède s’il est vécu comme un divertissement et le défoulement à vide, faisant plus appel à l’imaginaire qu’à un véritable antagonisme dirigé contre des êtres réels, de frustrations très concrètes et qui lui préexistent. Dans le premier cas, le black metalleux se laisse effectivement fasciner par ces passions mauvaises, il se laisse entrainer par elles. Dans le second cas, il les vit formellement, mais privées de leur contenu malicieux, de leur substance, de leurpouvoir de nuisance effectif. Je ne prends pas plaisir à revivre par la musique une passion mauvaise, mais un substitut, qui en imite la charge affective formelle, tout en vidant cette dernière de toute intention réelle.

une approche intellective: il est courant de dire que les métalleux sont très majoritairement aux-mêmes des musiciens. C’est vai aussi pour le black metal. Comme Nicolas Walzer l’a naguère rappelé:

« Les blackists ont une oreille conditionnée, formée par la musique. De l’avis du
musicologue de la Sorbonne François Madurell, expert de l’oreille musicale, que
nous avons contacté pour l’occasion, ce que l’on a tendance à appeler le sentiment
de puissance s’explique davantage par le fort volume sonore auquel s’écoute la
musique que par sa structure propre. Le metal extrême n’est pas ce que l’on peut
appeler une musique easy listening ; et donc, comme pour les mélomanes d’horizon
jazz, par exemple, il faut un certain temps avant de comprendre et d’apprécier
la musique. Au premier abord, il est très difficile de la décomposer (un mélange
assourdissant et cacophonique, selon l’avis habituel des profanes). Il semble qu’il
faille pouvoir la décomposer et identifier chaque instrument pour pouvoir l’apprécier
par la suite.
En tant que musicien et fan de black metal, nous avons des prédispositions à
écouter et comprendre ce fouillis de sons, qui, je suis sûr, pour quelqu’un de
tout à fait « normal », ne ressemble qu’à du bruit incohérent. Pour ma part,
j’arrive à dissocier chaque instrument, je peux tout aussi bien me concentrer
sur la batterie que sur la basse ou la guitare. Par contre, je ne sais pas si
quelqu’un de non-musicien peut le faire ou tout simplement s’intéresser à
faire cela (Manylaethurius). » (Walzer Nicolas, « La recomposition religieuse black metal » Parcours et influx religieux des musiciens de black metal, Sociétés, 2005/2 no 88, « La Religion Metal », p.71)

Beaucoup de personnes, quoique pas toutes, viennent au black metal parce qu’elles sont effectivement fascinées par ses aspects transgressifs, sa noirceur, sa révolte. Mais l’écoute de cette musique, loin de les enfermer dans cette fascination, les entraine souvent à chercher à comprendre l’ordre musical caché derrière ce chaos sonore apparent. Beaucoup d’entre elles, c’est un fait, deviennent elles-mêmes des musiciens, et apprennent à écouter, non plus seulement en simples auditeurs, mais avec une oreille entrainée à déceler des influences, des innovations, des structures sous-jacentes.

Certes, mêmes les musiciens aguerris goûtent un plaisir esthétique au premier degré (« j’accroche » ou « j’accroche pas »). Et aussi bien les textes que le décorum que la musique en elle-même ont souvent un caractère naïf, premier degré, de défoulement. Mais cela ne signifie pas que le rapport implicite à l’expérience musicale, le regard que le metalleux porte sur elle intérieurement, la compréhension qu’il en a soit si naïve.

J’ai l’impression que le black metal n’est pas seulement une musique qui a vocation à être ressentie dans l’immédiateté, à être écoutée pour le plaisir, comme de la variété par exemple, mais à être comprise, analysée et disséquée, voire à être pensée. Par la pratique musicale, et la compréhension des mécanismes qui président à sa création, chez beaucoup (et même les pires satanistes passent plus de temps dans leurs interviews à détailler leur travail sur la musique que leur idéologie). Certes également, chez certains, par l’élaboration de philosophies et de religions plus ou moins fantaisistes, destinées à lui donner une signification plus profonde, plus existentielle. Voire chez une poignée, par l’approfondissement de cette passion par l’étude, y compris dans un cadre universitaire. Et c’est ainsi qu’on voit des amateurs de black metal devenir sociologues, musicologues, historiens de l’art, et continuer à vivre et défendre leur intérêt pour cette musique, en étant sans doute davantage conscients de ses limites, mais également de ses apports à l’art.

Et cet arrachement à l’émotion immédiate qui me parait être une caractéristique fréquente du plaisir esthétique propre au black metal, ce passage récurrent, chez nombre d’auditeurs, de l’attirance pour la révolte à la compréhension musicale, voire intellectuelle, ce passage de l’immédiateté des émotions à l’intellection musicale, voire au retour réflexif de l’intellect, cela me parait aller à rebours d’une concupiscence et d’une fascination perverse pour les passions mauvaises effectivement portées par cette musique, pour mettre en évidence une fonction cathartique du black metal qui est certes très loin de lui être exclusive, qui est plus loin encore d’être infaillible, mais qui me parait exister indubitablement, et qui réside dans le caractère réflexif, non immédiat, du plaisir qu’il suscite chez beaucoup de métalleux. En ce que son écoute prolongée et habituelle détache peu à peu de la jouissance immédiate de la révolte et de la transgression, pour faire découvrir le plaisir esthétique réflexif lié à la compréhension musicale pure, et que cela peut se lire comme une forme de purgation, l’auditeur prenant plaisir à l’excitation de passions négatives non pour elles-mêmes, pour leur fascination propre, mais pour celle appelée par la forme musicale que leur donne le black metal.

Là encore, le plaisir esthétique n’étant pas dérivé du contenu des passions, mais de leur charge émotive formelle (l’apparence de la haine, mais sans haïr personne, par exemple)… Le mal n’est plus une passion que l’on subit, mais un lieu de l’esthétique musicale que l’on goûte à vide, par lequel on se laisse entrainer à blanc, non pour payer un quelconque tribut à son attirance, mais comme divertissement pur, destiné à défouler et non à tirer plaisir, même provisoirement, d’intentions mauvaises réelles, à stimuler l’imagination et non pas le coeur, comme on peut prendre plaisir à un film policier ou d’action, ou à une tragédie, sans aucunement souscrire à des actes de meurtre ou de terrorisme, qui donnent du piment à l’histoire, dans la mesure où ils ont une fonction narrative, une signification formelle, et ne relèvent pas seulement de la complaisance gratuite, mais qui nous choqueraient dans la vie réelle (je ne dis pas que c’est systématique, mais cela explique que de nombreuses personnes goûtent cette musique sans être animées, ou en n’étant plus animées, par des passions mauvaises véritables).

 » Le Metal: des vibrations interdites ? « : journée autour du metal le 25 novembre 2012, à l’initiative du Diocèse de Lyon

Posted in Christianisme et culture with tags , , , , , , , , , , , , , , on 19 octobre 2012 by Darth Manu

Petit billet rapide juste pour vous signaler la tenue le dimanche 25 novembre prochain d’un débat sur le metal, organisé par le service Art, Culture et Foi du diocèse de Lyon, dans le cadre du colloque Ecout’voir, qui, durant trois jours (23, 24 et 25 novembre), se propose de faire découvrir ou redécouvrir à ses participants différentes formes d’ expressions artistiques:

« Passer de l’œil à l’oreille, c’est porter notre attention à l’autre, orienter notre regard pour discerner l’acte créateur, pour écouter ce qui se construit. Arpenter la gamme sonore et chromatique, c’est découvrir la richesse des expressions artistiques, c’est dépasser le blasphème pour voir le beau.

Ecouter et voir, c’est mettre l’accent sur l’action de l’Esprit qui permet la conversion, cet instant de création où on abandonne une ombre pour aller vers la lumière.« 

Le programme de la journée du 25 novembre, dédiée au metal, sera le suivant:

10h-12h: Messe à Saint Polycarpe (25, rue René Leynaud Lyon 1er)

15h-16h: Débat autour de la musique metal, qui réunira le Père Robert Culat, auteur du livre L’Age du Metal (Editions du Camion Blanc), Gildas Vijay Rousseau, organiste d’une paroisse du diocèse de Brest, membre et initiateur du groupe de metal électro-oriental Stamina (et, dans le registre de la musique classique, membre du duo orgue et voix Opus Duo), et moi-même. Le modérateur de cette table ronde sera Pierre Benoit, diacre du diocèse de Lyon,  agrégé  et docteur en philosophie, enseignant au Séminaire provincial Saint Irénée de Lyon et à l’Ecole Supérieure de Design Rhônes-Alpes, auteur du livre Les chrétiens et les musiques actuelles, aux éditions des Béatitudes (Salle Maurice La Mache, 75 Blvd Jean XXIII, LYON 8ème).

16h30-18h: Concert du groupe Stamina (Salle Maurice La Mache, 75 Blvd Jean XXIII, LYON 8ème)

Tarif: Débat + Concert: 10 € ( – 12 ans: 5 € )

Le programme de l’ensemble du colloque est disponible ici.

Pour vous inscrire dès à présent, imprimez et renvoyez le bulletin d’inscription  à l’adresse indiquée sur le document. Une billetterie sera également à disposition sur place.

#EGC « L’art contemporain, voie de spiritualité ? » : christianisme, black metal et art contemporain

Posted in black metal et art contemporain with tags , , , , , , , , , , , on 7 octobre 2012 by Darth Manu

Il m’a été proposé, ainsi qu’à plusieurs autres blogueurs catholiques, de promouvoir la tenue prochaine des Etats Généraux du Christianisme par un article sur mon blog, en lien avec l’un des thèmes qui y seront traités, dans le cadre d’un partenariat de mes amis de la Fraternité des Amis de Saint Médard avec le journal La Vie et l’émission Le Jour du Seigneur.

Les thèmes qui m’étaient proposés me paraissant assez délicats à croiser avec une réflexion sur le black metal, j’ai suivi le conseil qui m’était donné, et consulté le programme des EGC pour voir si un autre thème me conviendrait davantage. Et j’ai en effet trouvé ce que je cherchais:

Samedi 13 octobre 2012 14h-15h30:  » L’art contemporain, voie de spiritualité ? » Un débat animé par Isabelle Francq,journaliste à La Vie. Avec Jérôme Cottin, théologien, Université de Strasbourg.

Cela faisait un bon moment que je voulais traiter des relations entre black metal, art contemporain et christianisme,  la lecture cet été du livre Black Metal et Art contemporain: tout détruire en beauté, de Gwenn Coudert, m’encourageant et m’inspirant fortement en ce sens, et ce thème me permet de faire d’une pierre deux coups, en traitant cette question tout en participant à la campagne d’articles autour des EGC.

1) Le débat entre chrétiens et art contemporain

En France à l’heure actuelle, ce débat parait assez mal engagé, comme en témoignent les manifestations catholiques de 2011 en représailles contre diverses oeuvres issues de l’art contemporain: le Piss Christ, et les pièces Sur le Concept du Visage de Dieu et Golgota Picnic, ainsi que les commentaires de divers blogs catholiques sur le lien entre les Pussy Riot et certaines écoles particulièrement extrêmes de celui-ci.

Les propos que François Bœspflug, dominicain, professeur d’histoire des religions à la faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg, a accordés au Figaro à l’occasion de la polémique autour des pièces de théâtre en octobre 2011, aparaissent très révélateurs de cette méfiance des catholiques français à l’encontre de l’art contemporain:

« Le christianisme est-il devenu la cible privilégiée des artistes ?

Oui, sans doute. L’art contemporain est l’une des manifestations de la christianophobie. Pas la seule… Encore faut-il préciser que ce n’est évidemment pas systématique. L’art sacré d’inspiration et de destination chrétienne poursuit sa route et continue de susciter des œuvres. Le septième art, à ma connaissance, est beaucoup moins souvent christianophobe que ne le sont les arts plastiques. Voyez au cinéma le film Des hommes et des dieux, ou Habemus papam, au théâtre les pièces d’Olivier Py, en littérature, en BD…« 

Cet historien des religions oppose quasiment l’art contemporain à l’art sacré, comme si c’était un art maudit!

Pourtant, d’autres chrétiens voient dans les thématiques et les choix esthétiques propres à l’art contemporain, y compris dans certaines de ses variantes les plus provocantes et les plus extrêmes, l’occasion d’un « dialogue », qui met en évidence des « tensions créatrices ».

Ainsi, Jérôme Cottin, théologien protestant et lui aussi enseignant à l’Université de Strasbourg, qui participera au débat des EGC sur « l’art conyemporain, voie de spiritualité »:

« Alors que dans les pays où le protestantisme est culturellement significatif, voire majoritaire, le dialogue entre l’art contemporain et le christianisme est fréquent, il n’en va pas de même en France. Ce dialogue semble être inexistant, ou réduit à quelques exemples sporadiques et non significatifs.

Comment expliquer cela, alors que la France fut, au XXe siècle, le pays dans lequel on trouva quelques uns des plus grands artistes chrétiens (Rouault, Manessier, Gleizes), ou en dialogue avec le christianisme (Chagall, Le Corbusier) ?

Pour certains cela est dû au catholicisme dominant qui, à cause des positions dirigistes du magistère romain, ne favorise pas un dialogue avec des artistes, lesquels exigent qu’ils soient libres de leur art et de leurs revendications. Pour d’autres, c’est le statut particulier du religieux, cantonné à la sphère du privé du fait de la stricte laïcité française, ainsi que la sécularisation avancée, qui en sont la cause. Pour d’autres encore, cela n’a rien à voir avec le christianisme, mais avec l’évolution de l’art qui, depuis plus d’un siècle, s’est émancipé de tout système de pensée. L’art se veut autonome, ne délivre aucun message particulier, si ce n’est celui de l’art. L’art n’a pas de message à faire valoir, il ne montre que des formes.

Toutes ces raisons ont leur pertinence. Mais elles restent insuffisantes, tant qu’aucune enquête approfondie n’a été faite sur les réalisations artistiques elles-mêmes, les intentions et les écrits des auteurs, les contextes de création et de réception des œuvres. C’est ce que je me suis employé à faire, et cela pendant plus d’une décennie. Parallèlement à cette enquête, il fallait aussi délimiter le sujet. Que choisir ? Qu’approfondir ? Que laisser de côté ? Difficulté d’autant plus grande, qu’aujourd’hui tout peut être de l’art, aussi bien une boite de conserve vide, un chiffon, un tas d’objets (ainsi le mouvement récup’art, initié par Ambroise Monod). Même le rien, le vide, l’absence d’objet, la forme virtuelle peuvent devenir œuvre d’art. Soi-même, l’être humain sont parfois l’unique objet de la création artistique.

Mon enquête a pris en compte plusieurs données, afin de les articuler ensemble :

  • Les débuts de l’art contemporain autour des années 1910-20, mais aussi l’art le plus actuel.
  • Les expressions traditionnelles (peinture, dessin, sculpture, gravure), mais aussi les plus novatrices (Land Art, installations, performances, ready-made etc.)
  • Les productions d’artistes en France et en Europe, mais aussi celles d’autres continents (Amérique du Sud, Asie).
  • Les œuvres d’artistes reconnus internationalement, mais aussi celles de (jeunes) artistes, peu médiatisés, travaillant en marge des décideurs du marché de l’art.
  • L’art produit en contexte d’Église, mais aussi celui qui vise à défier ou à provoquer le christianisme.
  • L’art marqué ou stimulé par la théologie protestante (et plus particulièrement réformée), mais aussi celui inspiré par un christianisme plus général, parfois syncrétiste.

À partir de ces perspectives multiples, on découvrira une importante production artistique en relation ou en tension avec le christianisme. Tellement importante même, que des choix furent nécessaires ; des artistes, œuvres et mouvements artistiques durent être laissés de côté. » (« L’art contemporain et le christianisme. Du dialogue improbable aux tensions créatrices » Esprit et Liberté, n° 217, mars 2008).

Le problème ainsi posé, Jérôme Cottin, dans la suite de l’article, rappelle plusieurs tentatives de dialogues entre artistes contemporains et chrétiens,:

– certains réussis, ainsi celui que « l’archevêque de Vienne Otto Mauer, grand amateur d’art contemporain, a su nouer avec l’artiste avant-gardiste Arnulf Rainer » qui…

« le plus grand artiste autrichien vivant, était en révolte contre toutes les institutions qu’elles soient sociales, politiques, artistiques ou religieuses . Il exprima sa révolte contre l’Église en ce qu’il recouvrait un certain nombre de motifs religieux (le Christ, des croix, les Saints, les anges etc.) par des aplats de couleurs, souvent sombres. Sa démarche de « surpeinture » fut, au sens propre, iconoclaste. Mais l’interprète de l’art qu’était Otto Mauer avait compris que, derrière ce refus et ce rejet, il y avait une quête. Ces recouvrements étaient en effet en même temps des dévoilements : Rainer recouvrait certes ces sujets religieux, mais jamais entièrement. Il restait toujours un détail visible ; la figure religieuse prenait alors un autre sens : elle ne disparaissait pas, elle renaissait. Ce dialogue entre Rainer et Mauer s’est approfondi au cours des années, au point que l’artiste autrichien reçut et accepta, en 2005, un doctorat Honoris Causa de l’université catholique de Münster en Westphalie. »

-D’autres ratés:

« – Dans l’église d’Assy, déjà évoquée, un scandale éclata en 1952 autour du Crucifix réalisé par Germaine Richier. Ce Christ expressionniste, sans visage, exprimait parfaitement le dénuement du Fils de Dieu sur la croix, la réalisation des prophéties du « serviteur souffrant » dans le livre du prophète Ésaïe, ainsi que la souffrance des malades accueillie dans les sanatoriums du plateau d’Assy. Des groupes catholiques conservateurs ont fait une campagne visant à interdire ce crucifix « indigne ». Ils trouvèrent un écho auprès du Vatican qui demanda d’ôter le crucifix, qui ne put revenir à sa place que 20 ans plus tard.

– Dans le monde anglophone, des œuvres, maintenant célèbres, de Renée Cox, Chris Olifi, Andres Serrano, furent aussi l’objet de scandales. Quand on les étudie de près et que l’on entre en dialogue avec leurs auteurs, elles s’avèrent certes surprenantes, mais jamais agressives.

– Enfin récemment en France, l’Église catholique ne manqua pas d’attaquer certaines publicités s’inspirant de sujets religieux, et en particulier de la Cène de Léonard de Vinci (ainsi par Volkswagen en 1997, et par François et Marithé Girbaud en 2005), toujours avec les mêmes arguments. On peut ne pas approuver l’usage de thèmes religieux dans la publicité, mais il est un fait que celle-ci s’inspire de thèmes artistiques et religieux, de notre patrimoine historique, artistique et culturel, pour vendre des produits. Derrière une intention commerciale, il y a aussi un travail sur la réactualisation de valeurs culturelles, que l’on ne saurait ignorer ni mépriser. »

A partir de ce rappel historique des relations entre chrétiens et artistes contemporains au 20ème et au 21ème siècles, Jérôme Cottin définit « en quatre mots » (en fait six: 4 + 2 plus particulièrement mises en avant au 21ème siècle) les tendances principales à ses yeux de l’art contemporain, en indiquant à chaque fois des pistes de dialogue avec le questionnement propre au christianisme:

a) la rupture: D’une part, l’art contemporain vise à représenter autrement, par rapport aux traditions qui l’ont précédées: cet autrement peut être dans la manière de présenter les objets choisis, dans le choix lui-même de ces objets (tout peut devenir art, dans cette perspective, y compris le plus banal, le plus intime, ou le plus repoussant) et dans la définition de l’acte artistique lui-même (la création nait du regard du spectateur aussi bien que de l’inspiration de l’auteur: elle devient complexe et composite). Cette perpétuelle recherche de la nouveauté résonne avec la thématique biblique de Dieu créateur de toutes choses: « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5).

D’autre part, en rompant avec les canons de la beauté plastique pour aller déceler celle-ci jusque dans le trivial ou l’immonde, l’art contemporain dessine une  forme de conversion des sens qui parait analogue sur ce point à celle qui nous invite, dans la prière et dans la méditation de la Parole de Dieu, à retrouver Sa Présence jusque dans l’apparamment mauvais ou dans le banal, confrontés au triomphe apparent du Mal ou tout simplement à ce qui parait être l’absence de Dieu.

b) la révolte:

La révolte est esthétisée jusque dans son principe dans de nombreuses oeuvres de l’art contemporain. Si cette révolte peut se tourner contre l’Eglise ou contre Dieu, elle peut également être déchainée contre des causes injustes ou contre un mal effectif:

« – Les toiles « christiques » du juif Marc Chagall. En représentant des Christs crucifiés, il utilise ce qui est pour lui le symbole le plus universel de la souffrance humaine, pour dénoncer les pogroms, les persécutions et l’extermination du peuple juif en Europe centrale et en Allemagne, dans la première moitié du XXe siècle.[…]

On n’aura pas de difficulté à mettre le combat de ces artistes en rapport avec la militance chrétienne, et voir en eux une forme moderne du combat prophétique (et christique), contre l’injustice, l’exploitation humaine, la violence et le mensonge. À bien des égards, l’artiste contemporain est un prophète des temps modernes.« 

c) l’invisibilité:

L’art abstrait, qui inspire des oeuvres qui ne représentent rien, fait écho à la quête spirituelle d’un « Dieu sans images », d’un Dieu qui échappe lui-même irréductiblement à l’expérience des sens et de l’intellect, ce qui fait écho à la foi calviniste de Jérôme Cottin, plus aisément semble-t-il qu’à la sensibilité de la plupart des catholiques.

d) l’écriture: La réflexion sur l’écriture joue un rôle important  dans de nombreuses oeuvres d’art contemporain, que ce soit dans sa dimension de signifiant linguistique (le fameux « ceci n’est pas une pipe » de Magritte), dans les tentatives de théorisation formelle que de nombreux artistes mènent parallèlement à leur activité créatrice proprement dite, ou encore dans le rapport à l’Ecriture elle-même:

« Un exemple saisissant de cette présence de l’Écriture dans l’œuvre – parfois à l’insu même du spectateur – se trouve dans les calligraphies « dansantes » de la jeune artiste coréenne, travaillant à Paris, Joanne Lim (elle organise souvent des chorégraphies, avec des danseuses et danseurs coréens, devant ses tableaux) : le spectateur ne voit que des signes coréens incompréhensibles, qui sont pourtant des extraits de textes bibliques ; ce sont autant des mots à lire que des formes harmonieuses à regarder.

Par ses incursions dans l’univers du signe, l’art contemporain peut ainsi rendre une certaine actualité à l’écriture, au texte, et donc aussi au texte biblique. »

e) la mise en avant du corps humain:

« Dans ses tendances les plus actuelles, l’art remet en avant le corps humain, qui avait disparu sous l’influence de l’abstraction. Avec la disparition du monde des objets, de la nature, le corps humain avait aussi disparu. Il réapparaît depuis quelques années, dans différentes formes d’art : installations, photographies, art vidéo, performance. Parfois, c’est le corps de l’artiste qui devient l’unique sujet du travail artistique (Body Art). La frontière entre artiste et acteur n’est plus alors très nette.

– Un artiste comme Bill Viola, qui travaille à partir de séquences vidéo, montre des corps humains plongés dans différents liquides, ou en lévitation. Il en ressort une double impression de légèreté et de corporéité, qui pourrait symboliser la réception de la Grâce en l’être humain. De fait l’auteur ne nie pas du tout les lectures rituelles, voire religieuses que l’on peut faire de son art.[…]

Le retour du corps humain dans l’art n’est pas qu’une réponse à l’art abstrait, volontiers considéré comme désincarné, spirituel. Cette présence accrue du corps humain peut être aussi une réponse à l’emprise du virtuel sur le réel. »

f) la contestation de la société de consommation et de spectacle:

Les nouveaux médias et supports d’images et de sons sont souvent utilisées dans les oeuvres actuelles, non pas nécessairement pour les célébrer, mais pour déconstruire le nivellement des signifiants et les manipulations qu’ils permettent:

« À la suite du Pop Art américain et de l’Art vidéo, ces artistes, dans ces mises en scènes insolites et souvent provocantes, attirent notre attention sur les manipulations des images de consommation : elles tendent à se substituer à la réalité et à faire de nous des « images d’images ».« 

Si Jérôme Cottin, dans son argumentation, assume parfaitement son point de vue protestant réformé, et de manière explicite, l’article cité ci-dessus a été publié dans une revue catholique, et suscité des réactions très positives de différents membres de l’Eglise, signe qu’elle porte, au dela d’interprétations et de formulations parfois en décalage, des questionnements communs:

« Les chrétiens d’Occident ont été attirés par ces chefs-d’œuvre que sont les icônes. Les artistes ont réalisé dans ce style des mosaïques célèbres comme celles de la basilique San Clemente de Rome. Mais une question s’est posée à eux : comment représenter ce drame horrible qu’est la Passion, Jésus souffrant le martyre sur la croix ? En posant cette question l’Occident va ouvrir une autre voie pour la création artistique. À l’apparition de sa nature divine dans sa nature humaine va succéder la représentation de l’humanité de Jésus. La miséricorde de Dieu va se dire en contemplant la souffrance toute humaine de Jésus dans sa Passion. Si l’icône orthodoxe souligne avec un art extraordinaire l’abaissement de Dieu qui touche toute l’humanité, l’image en Occident met plus l’accent sur chaque homme promu à une dignité humaine nouvelle. La parole du centurion témoin de la mort de Jésus sur la croix illustre bien cette démarche : « Sûrement, cet homme était un juste… » L’Évangile de Jean dit de son côté : « J’ai vu la lumière luire au cœur des ténèbres. » Les artistes occidentaux ont réussi à regarder en face les souffrances de Jésus sans enfermer les croyants dans le dolorisme, mais en laissant deviner la présence de Dieu et l’amour de Jésus alors que les passants ne voyaient qu’un condamné cloué en croix.

Les réflexions de J. Cottin nous provoquent à scruter ce qui se vit dans le monde artistique avec assez d’acuité pour déceler comment les artistes d’aujourd’hui expriment leur vie spirituelle. Cela ne va pas de soi, car le langage des artistes est un langage qui heurte, dérange, qui nous déporte. La première question n’est pas de savoir si cette œuvre est belle, mais ce qu’elle dit de l’homme. Cette question est importante si nous voulons partager avec nos contemporains la Bonne Nouvelle de Jésus. » (« La création artistique a-t-elle encore une place dans notre pastorale? » P. Robert Pousseur, Esprit et Vie n°204, novembre 2008).

2) « Black metal et art contemporain »

Voilà pour l’exposition des relations troublées, mais à mon avis potentiellement fécondes, entre chrétiens et artistes contemporains. Mais quel rapport avec le black metal?

Gwenn Coudert, photographe, journaliste chez le webzine de metal soilchronicles,et beaucoup plus accessoirement lectrice régulière et commentatrice occasionnelle de mon blog, s’attache à montrer dans son livre, injustement passé inaperçu, Black Metal et Art contemporain: Tout détruire en beauté, paru cet été aux éditions du Camion Blanc, les affinités remarquables qui existent dans leur questionnement esthétique, entre art contemporain et black metal, et rappelle les passerelles déjà nombreuses qui ont été opérés entre ces deux registres de l’art:

« L’art contemporain agit en destructeur. Il démolit les valeurs des courants qui le précèdent. Le cubisme démolit la forme et la reconstruit, le surréalisme la met en mouvement, le land art casse les frontières spatiales de l’oeuvre et l’actionnisme la place dans le réel. Le black metal n’utilise pas seulement le thème de la violence et de la destruction, mais détruit lui aussi les barrières de l’art contemporain. En cela ce courant est sans limite. Le « beau » est mis aux oubliettes, seuls les extrêmes et les contrastes violents sont acceptés. La musique est démolie pour être reforgée, la technique n’est plus obligatoire et l’expression prime, l’image du spectacle coloré est alors tâché de sang et de lumières rouges et bleues. La chaleur d’un théâtre devient la moiteur glaciale d’un concert. » (entrée « destruction, création », p. 193).

Dans le black metal comme dans l’art contemporain, on retrouve ce désir de bousculer la représentation ordinaire du monde, des choses, des personnes, pour faire apparaitre des réalités ou des intuitions qui ne sont pas évidentes de prime abord, qui sont cachées ou trop nouvelles pour avoir encore été appréhendées clairement:

« Le produit artistique black metal s’inscrit dans des enregistrements de musique (sons, vidéos), des images et des performances tirées d’une recette proposée par quelques personnes. Il s’agit de: ne pas plaire, abolir les limites, annihiler les courants artistiques précédents, proposer quelques chose qui n’existe pas, à l’image de l’art performance, du body art ou de l’actionnisme viennois et de tout courant réactionnaire extrême. » (entrée « oeuvre d’art », p.92).

Cette volonté de rupture avec la tradition musicale, y compris dans le metal, et de révolte contre les artifices de nos sociétés de masse, qu’il partage avec l’art contemporain, trouve comme moyen d’expression privilégié, dans son expression musicale et visuelle, la violence:

« Le black metal est une musique violente. C’est un art qui fait référence à des thématiques brutales, agressives. La guerre, la souffrance, le sang, la mutilation de la chair, la privation de la liberté d’expression. […] Cette musique est un art violent, braquant son sexe en érection sur le monde aseptisé de la consommation. Non pas pour dominer, mais pour l’ensemencer de graines de vie, de force et d’ouverture sur son environnement. Le pont qui pourrait lier cette musique avec la pensée nietzschéenne est ici, la Volonté de puissance inversée en puissance de volonté. Ce qu’il faut absolument comprendre est que le black metal n’engendre pas la violence, il est son image sonore et visuelle. Il fait le choix de l’interpréter grâce au support de la musique. Cet acte de production de quelque chose de si froid, hostile et glacial qu’il ne parait pas adressé à tous, mais à des sortes d’élus à même de recevoir cette musique. « Le black metal ne peut être violent, il ne viole personne! « (Marco)

[…] Le black metal n’appelle pas à la violence, il est l’expression de la violence. Le black metal n’agresse personne puisqu’il est lui-même l’expression de l’agressivité. Certaines parts de soi sont invisibles, taboues, écartées du chemin social préconstruit, cette culture extrême représente une occasion d’y toucher. Le public, le clan, se chargeant d’interpréter ce message artistique. » (entrée « violence », p. 290, 291 et 292).

Si certains des premiers black metalleux ont cédé à la tentation de prolonger cette représentation de la violence par une mise en pratique de celle-ci tout ce qu’il y a de plus réelle, et que des faits divers sanglants ont pu être constatés ça et là à la marge, force est de constater que cette radicalité esthétique du black metal est vécue par ses adeptes sur scène, en concert, mais nullement dans la vie quotidienne. Il y a une séparation, une ligne frontière, entre la performance artistique et la vie de tous les jours, marquée par exemple par l’apparence. On ne trouve guère de black metalleux à ma connaissance, qui se baladent  dans la rue en corpse paint et équipés de tout l’arnarchement guerrier exhibé en concert. Cette musique amène à méditer la violence en tant que concept et expression, mais cela n’entraîne pas nécessairement l’exaltation de la violence appliquée à tel ou tel.  Comme je le remarquais dans deux précédents billets consacrés à « la haine » dans le black metal, cette dernière est souvent universalisée, finalement abstraite, dans le discours  de nombreux groupes. Il s’agit moins, et de moins en moins,  d’exprimer une haine spécifiquement dirigée contre tel ou tel, que de la représenter dans son principe, tellement esthétisée qu’elle draine bien d’autres signifiés, et bien d’autres émotions souvent plus positives, derrière son signifiant. Comme Gwenn Coudert le souligne par ailleurs:

« Ce courant musical se voulant subversif, il est surprenant de constater le revirement de certains groupes vers un esprit de moins en moins guerrier et de plus en plus sobre. On assiste à une réelle évolution voire, un retournement des valeurs à l’image du white metal et de la croix chrétienne qui se « re-retourne ». 

[…] Sur le plan social, cette musique n’est plus « dangereuse ». Le black metal est maintenant relativement intégré dans la société. Force est de constater que certaines déviances n’existent plus. Les manifestations trop subversives et les abus sont mal interprétés. Plus précisément, les excès sont à la mode mais leurs conséquences sont interdites.

[…]Si ce courant ne trouve pas un nouvel ennemi (celui du christianisme étant devenu presque passéiste), l’archétype du black metal tendra à disparaitre et cette sobriété deviendra l’une de ses règles d’apparence. Comme s’il était plus violent de rester sobre, calme , sage, les frasques festives étant maintenant réservées au monde des adolescents et des « trendies » (ceux qui n’y connaissent rien en langage extrême).

Bien évidemment ce constat n’est pas une généralité. Nous parlons surtout de musiciens/amateurs de black metal qui se sont assagis. […]

L’art possède des aspects sobres  contrastés par les transgressions. Prenons l’exemple de Kandinsky. Un retour à la sobriété est visible à la fin de sa carrière, on y voit une synthèse des premières années de son oeuvre. Au lieu d’avoir des cadres immenses et éclatants de couleurs, les derniers travaux de Vassili mettant en valeur la forme dans son plus simple appareil. On épure, on assagit, mais l’essence y gagne en crédibilité. Le black metal suit un chemin similaire marqué par une meilleure connaissance du style. Le chemin de la maturité? » (entrée « sobriété », p. 270 et 271).

La technicité et la recherche esthétique prenant l’avantage sur l’esprit subversif des origines, que reste-t-il de cette radicalité qui est l’empreinte formelle du black metal et sa contribution à l’Histoire des arts?  Cette empreinte formelle justement, cette esthétisation de la transgression et de la souffrance qui démonte les canons ordinaires du beau, de la mélodie et de l’harmonie, pour donner à l’imaginaire de nouveaux paysages:

« Les thématiques de cette musique sont les inversions, l’opposition, la subversion, le purisme, la nature et la subversion. le purisme, la nature, la symétrie et la réaction. En effet, en considérant son bagage issu de civilisations anciennes, le black metal est une réaction à notre société contemporaine. C’est l’une des raisons de la présence si récurrente d’images d’environnements naturels bruts, hostiles et froids. Ainsi montagnes, nuit, neige, feu… sont un bac à sable pour les métalleux qui rejettent l’image d’une société de consommation confortable. Ils réagissent à l’aseptisation de notre environnement. Les images subversives ou provocantes vont dans le sens d’appel ou de choc du public. L’imaginaire black metal se fiche du beau interprété par les modes.

[…]Si la musique extrême est parfois considérée comme un enfermement dans une solitude malsaine couplée à une dépression chronique d’adolescent attardé, ses amateurs affirment le contraire et paraissent prendre la vie avec philosophie, simplicité et liberté. Les personnes qui cultivent l’imaginaire black metal sont majoritairement insérées dans la société. Ce pilier semble nécessaire dans la composition musicale, comme s’il était utile d’avoir un pied dans la société pour conserver sa capacité de création. Malgré des thématiques simples sur un support bien défini, le black metal répond à beaucoup d’attentes intérieures, notamment à un désir de sensations fortes ou de complexité et de défi.

L’exploration des tréfonds a toujours existé dans l’art, l’enfer et le paradis se mêlaient déjà dans la peinture de Jérôme Bosch au XVème siècle, ou chez le peintre religieux Grünewald qui à la ême époque, a été l’un des premiers à représenter la chair…

Dans le black metal ces représentations peuvent provenir de pochettes d’album dont les souvenirs d’écoute ont été forts, ou par comparaison à des expériences de concerts. Aussi les photos jouent un rôle important dans la composition de son propre imaginaire musical. » « entrée « imaginaire », p. 206 et 207).

Car au fond, la destruction, la transgression, la souffrance, la « haine », loin d’être les finalités ultimes du black metal, ne sont au fond que les ingrédients formels que son inspiration rassemble pour créer, pour contribuer à ce « musée de l’imaginaire » (Malraux) constitué par l’ensemble de la production artistique mondiale, pour « tout détruire en beauté »…

Eclairante en ce sens est la conclusion de la dernière interview en annexe du livre de Gwenn Coudert, celle  d’Alrinack, bassiste de PHTO (« Percevoir les Horribles Tristesses Obscures »):

« Si ce n’est pas trop indiscret, peux-tu me donner ta définition du black metal?

Le black metal est avant tout un mouvement artistique et peut se comprendre à travers l’histoire du mouvement rock. Mais c’est évidement plus que cela. C’est un milieu à travers lequel de nombreuses exubérances sont permises. C’est évidemment le cliché de la musique du « Diable » qui se trouve porteuse de valeurs anciennes, mais qui sonnent neuves aux esprits d’aujourd’hui. J’y vois aussi la contradiction, la dualité, c’est un mouvement clé car il est en quête perpétuelle de(s) extrême(s), donc tend à la jointure, il apporte les ténèbres pour offrir la lumière, il disperse la lumière pour plonger dans les ténèbres.

[…] De manière plus philosophique, penses-tu que la notion de souffrance peut engendre la créativité?

Oui, je pense. De manière philosophique autant que psychanalytique, la souffrance ramène à l’inconfort donc à la nécessité de créativité. Quand plus rien ne va, il faut changer, transformer son environnement pour l’améliorer. L’art dans le BM a cette place, le monde va mal, l’humanité devient folle. Il faut le dire, le montrer, l’expliquer, pour que peut-être il puisse changer » (p. 372 et 373).

3) Art contemporain, black metal et spiritualité  chrétienne

Le premier point commun des recherches esthétiqes propres au black metal et à l’art contemporain, et qui leur vaut une aussi mauvaise presse auprès de nombreux catholiques, est cette recherche d’une forme d’absolutisation de la transgression dans leur expression. Ce qui fait dire à certains qu’ils sont « subversifs », « révolutionnaires », « contre-culturels », « contraires au bien commun », « christianophobes » pour tout dire…

Mais la recherche d’expressions de la transgression est-elle en soi contraire aux « valeurs chrétiennes »?

Comme je le montrais dans un précédent billet, une même représentation littéralement choquante peut voir sa signification changer du tout au tout suivant les connotations qui lui sont données par l’artste. Et mettre en scène des objets, des corps ou des évènements de telle sorte que le regard les appréhende sous un regard nouveau, c’est précisément, plus encore que pour d’autres traditions artisitiques, la démarche de l’art contemporain.

Trois exemples:

– Un corps de femme nu peut exalter la « révolution sexuelle », en étant présenté de manière séduisante, , mais dans l’art contemporain, notamment féminin, il est souvent mis en scène de manière à heurter, non pas pour illustrer telle ou telle perversion de l’artiste, mais pour inscrire dans la conscience du spectateur le statut d’objet qui est souvent associé à ce corps dans le discours médiatique contemporain, et pour le faire réagir:

« Les femmes revendiquent la possibilité de créer « aussi fort » que les hommes en utilisant la violence et la sensibilité des regards. Natasha Merrit utilise par exemple Internet pour y déployer des photos de sa sexualité au jour le jour. » (Gwenn Coudert, op. cit., entrée « analogie avec l’art contemporain féminin », p.294)

– le spectacle de cadavres peut exprimer une recherche cynique du gain en attisant les plus bas instincts, ainsi dans cette pub de Benetton il y a quelques années, parfois au contraire pour forcer le regard sur des réalités déplaisantes dont nous avons trop tendance à nous protéger (on songe aux panneaux publicitaires d’Amnesty International qui représentent des enfants du tiers-monde squelettiques) et pour susciter en nous un malaise moral, pour nous appeler à une plus authentique compassion, et charité en acte:

« D’autres artistes ont représenté des malades du sida, et mettent en scène des mourants, souvent de jeunes hommes, à la manière des pietà : ils meurent à l’âge où le Christ est mort, dans les bras de l’être aimé. » (Jérôme Cottin, op. cit.)

– La représentation de blasphèmes: comme je l’indiquais dans mon dernier billet, tous les blasphèmes n’appellent pas la même appréciation de leur gravité, ni toujours de notre part la même réaction: condamnation ou dialogue, écoute et remise en question de notre manière d’annoncer l’Evangile. Enfin, qui dit représentation d’un blasphème ne dit pas forcément blasphème. J’ai lu une bonne part des réactions cathos en 2011 à propos du « Piss Christ » de Serranno et de « Sur le concept du Visage de Dieu » de Castellucci, et je ne suis toujours pas convaincu du caractère blasphèmatoire de ces oeuvres.

On pourrait développer une anlyse similaire sur beaucoup d’albums de black metal, ce que j’ai tenté de faire dans de nombreux billets précédents.

Toujours est-il que la valeur d’une oeuvre d’art et son message s’apprécient, que ce soit pour l’art contemporain, le black metal, ou toute autre école artistique, au cas par cas. Car elle elle l’expression d’une inspiration particulière, d’un vécu unique, d’une maîtrise technique plus ou moins grande.

Et pourtant les catholiques ont tendance à juger en masse les oeuvres issues de l’art contemporain ou du black metal. Pour beaucoup, elles sont « transgressives », « contre-culturelles », « révolutionnaires », « christianophobes (il n’y a qu’à lire le blog du Collectif Provocs Hellfest, celui des Yeux Ouverts, les sites d’Ichtus ou de Liberté Politique, ou encore de nombreux sites de la tradisphère, ou même seulement la  citation initiale  de la première partie du présent billet). Parce qu’au fond leur lecture de es oeuvres n’est pas spirituelle, n’est pas religieuse, n’est même pas artistique: elle est politique. Au fond, ce qu’il voit dans l’art contemporain, par exemple, c’est une espèce d’avatar culturel  du marxisme et ou du féminisme, qui prolonge ce qu’il voient comme leur travail idéologique de subversion des racines chrétiennes de l’Europe par une contre-culture qui va instaurer comme idéal esthétique une contre-façon du Beau de manière analogue au communisme qui va promouvoir comme idéal éthique et politique une contrefaçon du Bien et de la charité.

Personnellement, je n’y crois pas du tout. Certes, des tentatives de récupérationspolitiques existent: On songe à l’usage de leur corps par les FEMEN en ce moment, aux tentatives d’entrisme du black metal, que je décrivais dans un précédent article, par des racialistes. Et ni les groupes de black metal, ni les artisites contemporains ne sont toujours dépouvus d’arrière pensées politiques. Et le philosophe marxiste Antonio Gransci défendait une forme de combat révolutionnaire sur le terrain de la culture. Mais l’art, qu’il s’agisse de l’art contemporain, du black metal, ou de tout autre courant, n’est pas, par nature, révolutionnaire, mais réactionnaire. Non pas qu’il soit particulièrement lié à des idées très à droite, mais parce qu’il est l’expression de l’intériorité d’un individu ou d’un petit groupe, un appel à porter un regard individuel renouvelé sur le monde. Il est fait par des individus pour des individus, en réaction au regard majoritaire. Et dès lors qu’un art se met à toucher la foule, qu’il devient un art de masse, que l’inspiration qui l’animait s’affadit et devient le lot commun, il suscite une réaction, à la recherche d’une transgression de ce qui était initialement la transgression. Nous avons vu avec Jérôme Cottin comment le body art pouvait être une réaction à l’art abstrait. Le blck metal fut une réaction au death metal, et s’est lui-même ramifié en une multitude de courants, qui tente parfois les uns contre les autres, de prolonger son étincelle créatrice. L’art, même transgressif, n’est pas affaire de foules, n’est pas affaire de politique, et moins encore de révolution.

Comme Jean-Baptiste Farkas, artiste contemporain et enseignant aux Beaux Arts, le rappelle en introduction au livre de Gwenn Coudert:

« C’est pourquoi la phase « positive » actuelle du BM, plus acceptable, suscitant davantage l’admiration, fragilise davantage le milieu. Voire le divise tout simplement en deux  camps, en rangeant d’un côté les gardiens d’une doxa, les « true », pour qui le BM tire sa force de la consanguinité ( de la reproduction d’un modèle établi une fois pour toute par les groipes fondateurs) et de l’autre, les progressistes qui conçoivent leur action comme appartenant à une évolution (pour ceux-là, le modèle à reproduire bougerait en permanence) et qui tentent de prouver qu’il est possible de faire avancer ce type de metal en l’orientant vers la lumière ou en lui faisant intégrer des éléments extérieurs. Comme le fait de puiser sans culpabiliser dans d’autres styles musicaux.

Tout cela pour avancer qu’au centre du BM, éthique et style confondus, se pose l’ardente question de la façon dont il faut reproduire un modèle. Résumons: le BM est porteur d’une promesse qui lui confère une grandeur (une intégrité à toute épreuve) mais d’autre part cette promessepourrait le condamner à toujours rester identique à lui-même, dans une plus ou moins grande mesure, éventualité que la nouvelle génération BM ressent comme un danger.

[…] Le BM est l’expression d’un grand NON associé à une mystique (idéal et exaltation). C’est pourquoi le BM comparé à d’autres formes d’expression pourra d’une part être perçu comme un épisode issu de la saga « amalgamant toutes les fois où l’art a incarné un grand NON ». Mais aussi comme un mouvement ayant tenté, sur le plan de l’art, d’associer ce NON à un au-delà, un » inaccessible ».

Dire que le BM est contestation, pure négation, ce n’est pas en avoir assez dit encore. Il est contestation et croyance à la fois. Négation et croyance à la fois. » (p. 54 et 55).

Ce paradoxe qui est celui du black metal, et aussi parfois de l’art contemporain, entre radicalité de la révolte et nécessité de composer avec le monde et son histoire pour ne pas s’essouffler, pour maintenir allumée la flamme créatrice, me rappelle en miroir cet autre paradoxe: celui de cette « génération Jean Paul II » admirable dans son désir de témoigner fièrement de sa foi, dans un monde qui la comprend de moins en moins, et de ne pas transiger sur les principes, mais qui se trouve elle-même, dans son expression d’un grand OUI, cette Belle Totalité Catholique, si séduisante de l’intérieure à vivre, spirituellement et intellectuellement, mais si difficile à communiquer et à justifier à nos contemporains, elle-même divisée entre ses « true » et ses « progressistes », déchirée entre ceux qui pensent possible de composer avec le monde et ceux qui ne veulent reculer sur rien.

« L’homme n’est ni ange ni bête », écrivait Pascal, ni totalement dans le OUI, ni totalement dans le NON. En tant que catholique, je pense que l’Eglise a des choses à apporter à certains cris de détresses décelables dans certaines expressions auto-destructrices perceptibles dans l’art contemporain (ainsi peut-être Gina Pane artiste française décédée dans les années 1990, qui n’a pas hésité à s’infliger dans ses performances de nombreuses blessures, et est allé jusqu’à s’obliger à regarder le journal télévisé une lumière dans les yeux ou bien à ingérer 600 g de viande crue) ou de façon minoritaire dans le black metal (auto mutilations, alcoolisme, toxicomanie…). Mais je pense également qu’un discours trop centré sur le grand OUI, sur cette belle totalité catholique, convertira, touchera certaines personnes, mais en fera fuir d’autres, avec des vécus différents. Opposer art contemporain et art sacré, musique religieuse et black metal me parait une aberration. Certaines personnes peuvent être aspirées par la transgression présente dans le BM ou l’art contemporain, mais d’autres en ont besoin pour dire leurs blessures et les surmonter, les orienter vers une signification plus élevée. L’Eglise a donc à mon avis tout intérêt, dans sa mission qui est de faire partager au plus grand nombre de personnes possibles cette Bonne Nouvelle dont elle est la dépositaire, de porter un regard plus favorable sur l’art contemporain et le black metal, pour mieux entendre les cris de souffrances et de révolte, et les interpellations vers elle, mais aussi pour mieux y répondre, d’une manière qui touche enfin les coeurs qui ont été repoussés  par ses approches plus classiques, à la manière dont Mgr Mauer, de par sa connaissance de l’art contemporain, et sa sympathie pour ce dernier, a su entendre derrière les blasphèmes apparents d’Arnulf Reiner sa fascination secrète pour le Sacré, et le ramener à de meilleurs dispositions envers l’Eglise, là où des attitudes de condamnation et de pressions l’aurait sans doute radicalisé dans son NON. Et peut-être, dans ce dialogue avec la souffrance et les blessures intéroeures qu’elle engagera avec ces artistes, découvrira-t-elle des manières de comprendre l’Evangile, de le vivre et de l’annoncer, dont elle n’avait pas elle-même encore complètement conscience…

Inquisitio à la question: une limonade douce-amère…

Posted in Christianisme et culture with tags , , , , , , , , , , , , , , on 4 juillet 2012 by Darth Manu

Après le théâtre, la photographie, et la musique, c’est la télévision qui devient le lieu de cette bataille qui semble s’être engagée dans la durée entre les catholiques et le monde de la culture.

La série de l’été Inquisitio est en effet vivement critiquée sur Internet en raison du portrait outrancier et historiquement faux qu’elle dresse de l’histoire de l’Eglise, en particulier de l’Inquisition et de Sainte Catherine de Sienne.

Comme le blogueur Charles Vaugirard, particulièrement engagé dans ce débat, l’écrit :

 » Le problème posé par cette « fiction » est profond. Elle nous présente une Eglise médiévale (1378) sombre, violente, perverse avec un cortège de prélats libidineux, corrompus, et une Sainte Inquisition cruelle, tuant et torturant systématiquement.

Le tableau est atroce. Il laisse paraître une Eglise où il n’y aurait rien de bon. L’Inquisition fait irrémédiablement penser à la Gestapo par l’antisémitisme de ses hommes, et la terreur qu’elle fait régner dans la société… et surtout dans les quartiers juifs. Quant au port de la rouelle par les Israélites, il évoque l’étoile jaune. Bref : nous avons là une atmosphère particulièrement anachronique où les chrétiens remplacent les nazis.

Nous n’avons pas le beau rôle…ça fait mal. Et la blessure est d’autant plus grave que l’Histoire n’est pas respectée.« 

L’originalité de cette polémique, c’est qu’elle n’a pas été initiée par l’aile « dure » du catholicisme, mais par les « modérés », les « cathos bisounours ». Et cela se voit dans son style et les moyens qu’elle utilise.

Ici, pas de pétitions aux élus ni à France 2, pas de polémiques sur l’utilisation de deniers publics pour financer une fiction d’allure anti chrétienne, pas d’appel à la manifestation et encore moins bien sûr de jets d’huile de vidange ou d’oeufs sur le personnel de France 2.

Plutôt que le lobbying, l’excitation des passions et le pur rapport de force, les angles d’attaques choisis ici sont d’une part l’humour, avec la création sur Twitter et Facebook du compte parodique Saturnin Napator, qui décrit les humeurs d’un Torquemada aux amphétamines, ou encore la réalisation d’une bande-annonce satirique d’Inquisition (reprise en début du présent billet), et d’autre part l’information, au travers notamment du site L’Inquisition pour les nuls, qui publie divers articles historiques sur l’Inquisition, Sainte Catherine de Sienne, etc.

Comme mon illustre confrère blogueur Edmond Prochain, qui compte parmi les personnes à l’origine de cette initiative,  le rappelle dans une interview accordée au Pèlerin:

 » A côté de notre parti pris de rigoler, avec des grosses blagues (« Qui a éteint la lumière ? Passez-moi un hérétique, je vais la rallumer ! »), nous avons eu envie de donner quelques éléments de compréhension sur cette période. Jean-Baptiste Maillard a fait appel à des historiens qui publient des contributions. Nous voulons éviter la réaction hystérique du type : « France 2 blasphème, brûlons leurs studios ! ». Notre objectif, c’est d’en rester à une réaction paisible et bon enfant. Si la série est blasphématoire, elle l’est surtout contre l’intelligence et le bon goût !« 

Cette tactique nouvelle n’est pas sans rappeler celle de « la limonade », que le blogueur Koz, qui participe d’ailleurs à cete action, opposait en octobre dernier au mode d’action particulièrement agressif de Civitas, lors des polémiques autour de deux pièces de théatre:

 » Si le christianisme ne suscite pas à une réaction différente de celle du monde et du tout-venant, alors à quoi bon ? Si être chrétien ne change rien, quel est ce christianisme que l’on défend ?

On pourrait tenter plutôt la fameuse stratégie de la limonade : noyer l’acidité du citron dans une boisson sucrée. Informer, dialoguer. Ridiculiser de piètres créateurs au propos sommaire. Mettre les rieurs avec nous. Être disponible devant le Théâtre du Rond-Point pour informer ceux qui le souhaitent ? Distribuer l’1visible aux abords ?

Pour cela, il faut de la coordination.

De vous à moi, je sens que ça vient. »

J’avais applaudi à cette proposition dans certains de mes précédents articles, et je me réjouis de ce que les catholiques modérée s’approprient le terrain culturel et émettent des propositions alternatives à celles de Civitas et consorts, qui dédramatisent les polémiques en les déplaçant, du registre de la confrontation et lobbying pur, à ceux de l’humour et de la pédagogie. Il y a là une idée à prolonger et à approfondir. J’ai d’ailleurs relayé la bande annonce parodique et le site sur l’Inquisition sur ma page Facebook, et j’ai accepté la demande d’ami de Saturnin Napator, que je suis également sur Twitter.

Si cette initiative est donc douce à mon palais,  il y subsiste néanmoins un arrière goût plus amer, qui m’empêche de la savourer pleinement. Elle pose de manière intéressante une question très pertinente, celle de l’équilibre à trouver entre la licence narrative avec la réalité des faits dans les oeuvres de fiction, et le respect d’une certaine mémoire de l’Histoire, qui humanise notre culture et garantit le respect et la bonne compréhension  des différentes traditions de pensées et croyances, et des personnes, qui composent notre société. Mais elle ne semble pas saisir celle-ci dans sa globalité, et tous ses tenants et aboutissants…

Il y a donc ce que j’aime dans cette initiative, et ce qui me met très légèrement mal à l’aise…

1) Ce que j’aime:  

– L’information historique sur l’Inquisition: 

Ca touche même à un vieux rêve. Quand je suis revenu à l’Eglise, l’Inquisition est l’une des premières questions que j’ai dû surmonter, par diverses lectures. Ca m’a valu des échanges assez violents avec des personnes qui n’acceptaient même pas qu’on puisse seulement remettre en contexte la réalité historique de l’Inquisition. Je dois dire que l’essentiel de ce que je croyais connaitre de cette dernière, l’apparence d’évidence qui la faisait participer dans mon esprit « des heures les plus sombres de notre Histoire », je la devais beaucoup moins à une quelconque information historique qu’au souvenir de diverses oeuvres de fiction qui l’utilisais comme ressort dramatique et comme allégorie de l’intolérance et de l’opression à des fins politiques, et que c’est sans doûte aussi le cas de la plupart des personnes qui croient dur comme fer qu’elle se résume à un instrument d’opression qui aurait fait pesé une chappe de plomb sur la presque totalité du Moyen Age (ce qui est extrêmement éloigné de la réalité des dates et de ses origines).

Que la sortie d’Inquisitio soit l’occasion d’ouvrir ce débat sur la réalité historique de l’Inquisition me parait être donc une excellente chose…

– Le ton employé: 

J’ai souvent reproché aux initiatives cathos sur le terrain culturel de dramatiser à l’extrême des oeuvres assez anecdotiques, voire confidentielles (Golgotà Picnic, sérieusement…). Les parents spirituels de Saturnin Napator prennent ici le contre-pied, en sélectionnant une oeuvre très diffusée (prime -time sur France 2 quand même), et en la décdramatisant pas l’humour et la mise en contexte historique. Il y a là de quoi séduire les personnes extérieures à l’Eglise, et intéresser les curieux:  personne n’aime découvrir s’être fait servir des salades sur l’Histoire, et tout le monde aime rire. Il y a là les germes d’une dialogue authentique entre catholiques et cultures contemporaine, qui s’apuie sur la confrontation des traits d’esprits et de la culture historique, et non sur celle des lobbies et des pétitions.

2) Ce qui me met très légèrement mal à l’aise: 

– la légèreté apparente apparente de la réflexion  sur la tension entre fiction et respect de l’Histoire:

Le réalisateur d’Inquisitio a donné un argument qui a paru  heurter mon estimé confrère blogueur Henry Le Barde, qu’il rapporte sur son compte Twitter:

 » Nicolas Cuche, réalisateur d’Inquisitio : « Le Moyen-Âge est une période fantasmée, qui s’écrit comme de la science-fiction. » Tout est dit.« 

Moi, je ne la trouve pas si mal, cette citation. Je trouve ce concept de « période fantasmée » toute à fait pertinente pour décrire les topoi de la fiction historique, dont les univers narratifs les plus célèbres, bien que présentant une vision complètement déformée de l’Histoire, ont engendré des oeuvres dont l’une où l’autre a pu enthousiasmer un jour ou l’autre chacun d’entre nous. Quand j’étais petit je regardais beaucoup de western, j’ai de gros doutes sur la fidélité de la plupart à l’Histoire, y compris à des évènements graves… Quand j’étais adolescent, je dévorais des romans de cape et d’épées comme ceux de Pardaillan ou d’Alexandre Dumas, qui présentaient pourtant une vision caricaturale des guerres de religions. Je sais que la vision du MoyenAge colportée par certains films de chevalerie ou d’heroic fantasy est fausse historiquement, largement « fantasmée », mais au fond je m’en fous, en tant que spectateur du moins. J’aime les westerns, j’aime les univers de capes et d’épées avec les intrigues des Médicis et des clercs corrompus, j’aime les représentations de la Grèce antique façon Xéna. Je sais que ces fictions sont à l’Histoire ce que la science-fiction est à la science, mais franchement, je n’accorde pas plus de réalité à l’Inquisition ou au duc de Guise façon capes et épées qu’à la téléportation ou au voyage dans le temps.

Un exemple précis auquel ce débat autour d’Inquisitio m’a immédiatement fait penser. J’ai trouvé le film Apocalypto, de Mel Gibson, tout à fait génial. Je suis au courant des fortes critiques  que des chercheurs spécialistes de l’Histoire amérindienne ont portées contre ce film, qui non seulement prend selon certains (pas tous cela dit, mais pour l’Inquisition aussi, on trouve des historiens très critiques) quelques libertés avec l’Histoire, mais dresse ouvertement le procès d’une civilisation toute entière. Concernant la réalité historique en elle-même, j’ai tendance à leur faire davantage confiance qu’à Mel Gibson. Je comprends leur irritation face à un film qui sous couvert de la fiction donne un visage moderne et esthétiquement séduisant à des gros clichés, et contrecarre leur travail d’information beaucoup moins visible et diffusé. Je trouve que les questions qu’ils posent sont légitimes, mais j’adore la contruction narrative et la réalisation de ce film, et je pense que ses qualités cinématographiques, sans occulter complètement ses côtés plus polémiques, font qu’il mérite d’être diffusé et d’être vu.

Dans un autre genre, je ne suis pas du tout fan de ce qui pourrait dans la série télévisée 24 H être interprété comme un apologie de la torture et une simplification outrancière des relations entre les USA et certains pays et groupes du Proche et Moyen Orient. J’adore cette série. Je connais l’argument suivant lequel la torture est un mécanisme scénaristique justifié par le cadre temporel de la série, et non par une idéologie. Le débat reste néanmoins légitime, mais en pensant ensemble les connotations artistiques et éthiques de la série, sans les hiérarchiser a priori.

Il n’en reste pas moins que les erreurs historiques et les « images d’Epinal » véhiculées par les fictions pèsent sur nos esprits, et participent d’une forme d’oubli de l’Histoire, qui peut être instrumentalisé, ou être cause de  malentendus et de conflits. Il y a une tension entre la licence narrative qui est le propre et le privilège de la fiction, qui a une légitimité artistique, et une certaine forme de devoir de mémoire de l’Histoire, qui a une légitimité éthique. Mais justement,  il s’agit d’une tension entre deux formes distinctes de légitimité, qui doit être pensée comme telle, sans trop céder à la facilit é de l’argument de la fiction, mais sans le réfuter complètement non plus, car il a ses mérites. Je trouve que les actions menées contre Inquisitio, aussi amusantes et bien fondées historiquement qu’elles soient, posent de façon un peu trop légère l’équation « série caricaturale sur le plan historique = navet » (notamment la page Facebook « Pour qu’Inquisitio devienne l’Etalon officiel du Nanar« ), et je trouve ça un peu dommage…

– Le « malaise » justement: 

Autant je comprends le débat (et même j’applaudis à l’initiative de cette « réinformation » sur l’Inquisition historique), autant la tentative très louable de dédramatisation entreprise par les auteurs de ces actions est encore un peu assombrie par quelques restes du vocabulaire et de la mentalité de « riposte ».

Ainsi, malgré toute l’estime personnelle et intellectuelle que je porte à Charles Vaugirard, je ne suis pas sûr que le titre  » Inquisitio : un profond malaise » rende pleinement justice à cette initiative dont il est lui-aussi l’un des auteurs. Les séries, les romans ou les films qui caricaturent gravement une réalité historique ou une population sont légion (et, n’en déplaise à un commentateur du billet de Charles, les films et les séries qui posent, à des degrés divers, l’équation « musulmans = fanatiques » ne me paraisent pas moins nombreuses que ceux qui nous présentent sous un mauvais jour, tant en France qu’aux USA). Cela ne traduit pas nécessairement une hostilité particulière contre le christianisme, l’islam, que sais-je encore… Par définition, un réalisateur ou un scénariste de télévision ou de cinéma n’est pas un historien. Son rôle n’est pas de donner une représentation exacte des faits historiques, mais de les intégrer dans une construction dramatique. L’Inquisition « diabolique » façon Michelet est en grande partie une image d’Epinal. C’est aussi un ressort dramatique fabuleux. L’univers de science-fiction (pour le coup) des romans de la gamme Warhammer 40 000 fonctionne en très grande partie sur une transposition dans l’espace des codes de ce Moyen-Age fantasmé également repris par Inquisitio. Je sais que cela ne correspond pas à la réalité historique. J’adore néanmoins cet univers. Saisir l’occasion offerte par la sortie d’Inquisitio pour mettre à mal les images d’Epinal sur l’Inquisition, c’est une idée excellent. Parler de profond malaise, c’est excessif à mon sens. Inquisitio fait ce que plein d’autres séries font sur de tout autres sujets (les Exeperts sur le fonctionnement de la police…) et tout le temps ou presque. Il se trouve que là ça touche à un point qui est sensible chez les cathos. Et cela ouvre une fois de plus cette tension entre licence artistique et honnêteté historique que j’évoquais. Mais c’est finalement une affaire assez banale, autour de laquelle on peut débatte légitimement, mais sans lui donner des proportions démesurées.

De même, si à chaque fois qu’une série prend un tant soit peu de libertés avec l’Histoire chrétienne, on doit avoir droit  comme aujourd’hui à un communiqué de circonstance de la CEF (malgré tout l’immense respect que j’ai par ailleurs pour son porte-parole et l’ensemble des évêques), je ne suis pas sûr que cette image d’Epinal d’une Eglise « inquisitoriale » sera d’autant plus facilement dissipée. Et cela contredit un peu les allures de rigolade et de dérision des initiatives citées plus haut.

Encore une fois, la tension entre la création artistique et la responsabilité morale et sociale existe, et il est légitime de la mettre en débat. Mais comme le disait en d’autre lieux, sur d’autres sujets, mon estimée lectrice Marie, que je salue au passage:

 » Bref, j’aimerai pouvoir rigoler d’un peu de tout sans être automatiquement taxée d’antiquelquechose. Et franchement, un peu d’autodérision ne ferait pas de mal à certains. »

C’est cet angle de l’humour et de la dérision qui caractérise le gros des réactions à Inquisitio, ce dont je suis heureux. Mais d’une manière analogue à ce que disais Marie àpropos d’ Anal Cunt, j’aime, quand je regarde une oeuvre de fiction, pouvoir savourer ses ressorts dramatiques et son scénario sans avoir à trop me préoccupper de ses éventuels contresens historiques ou scientifiques (au passage, je ne me fais pas d’illusion particulière sur les qualités artistiques d’Inquisitio, mais je pense que le débat est à poser pour toutes les oeuvres en bloc, indépendamment de leurs qualités propres)… Et autant je trouve que le débat est légitime, autant je préfèrerais qu’il soit le moins possible dramatisé (ce que font un peu trop à mon goût l’expression « profond malaise » dans le billet de Charles ou « je pleure et je m’indigne » dans le communiqué de la CEF). Car si à chaque fois qu’une oeuvre de fiction égratigne un tant soit peu une communauté, celle-ci doit se mobiliser, ne risque-t-on pas de verser dans ce que certains auteurs des initiatives contre Inquisitio dénonçaient dans une tribune du Monde, à propos des polémiques sur les pièces de théatre, et contre quoi ils tentent de lutter par leur présente action, au passage de manière largement fructueuse:

« La question qui se pose, au fond, est simple et essentielle: voulons-nous laisser notre société se scinder en plusieurs groupes qui s’ignorent et qui se craignent? » 

Pour conclure, j’apprécie bien des aspects de ces réactions catholiques à Inquisitio, leur humour et leur pédagogie notamment, et je remercie chaleureusement leurs auteurs. Elles constituent un immense progrès par rapport aux polémiques sur les pièces de théâtre, le Piss Christ, le Hellfest, etc., et m’ont très sincèrement bien fait sourire. Sans ces deux petites réserves que je viens d’évoquer, elles m’auraient sans nul doute beaucoup fait rire…

Et maintenant, et pour rester dans la thématique principale de mon blog, un peu de black metal, car la musique adoucit les m(o)eurtres (spéciale dédicace à Saturnin Napator):

Le black metal chrétien: des ténèbres de la transgression aux Ténèbres de l’attente…

Posted in Unblack Metal with tags , , , , , , , , , , , , , , on 7 avril 2012 by Darth Manu

Nous voici arrivés une nouvelle fois à Pâques: la fête la plus importante pour les chrétiens, celle qui célèbre la victoire de la Vie sur la mort, du Bien sur le mal, la Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ, à propos de laquelle Saint Paul écrivait les lignes suivantes:

 » Or, si l’on prêche que Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu’il n’y a point de résurrection des morts?  15.13 S’il n’y a point de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité.
15.14 Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine.  15.15 Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l’égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre Dieu qu’il a ressuscité Christ, tandis qu’il ne l’aurait pas ressuscité, si les morts ne ressuscitent point. 15.16 Car si les morts ne ressuscitent point, Christ non plus n’est pas ressuscité.  15.17 Et si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés,
15.18 et par conséquent aussi ceux qui sont morts en Christ sont perdus.
15.19 Si c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes.
15.20 Mais maintenant, Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui sont morts.
15.21 Car, puisque la mort est venue par un homme, c’est aussi par un homme qu’est venue la résurrection des morts.
15.22 Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ,  15.23 mais chacun en son rang. Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ, lors de son avènement.  15.24
Ensuite viendra la fin, quand il remettra le royaume à celui qui est Dieu et Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité et toute puissance.  15.25 Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous les ennemis sous ses pieds.
15.26 Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort.  15.27 Dieu, en effet, a tout mis sous ses pieds. Mais lorsqu’il dit que tout lui a été soumis, il est évident que celui qui lui a soumis toutes choses est excepté.  15.28 Et lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous.  15.29 » (I Co. 15, 13-29).

La Bonne Nouvelle annoncée par les Evangiles, dans leur contenu comme dans l’étymologie de leur nom,  trouve son aboutissement dans cette victoire ultime du Bien contre le mal: celle de la vie sur la mort.

Comment une telle célébration de la vie pourrait-elle rencontrer un écho  dans une musique qui parait tirer son esthétique de la représentation idéalisée  et absolutisée de la maladie, de la souffrance, et dela mort ? N’y-a-t-il pas là une contradiction interne radicale dans le projet des musiciens de black metal chrétien?

1) La figure du Christ crucifié: le bien défiguré, aboutissement ultime du mal

Faisons tout d’abord retour sur cet épisode de la Passion, qui précède Pâques, et dont il est fait mémoire dans la célébration du Vendredi Saint:

Le mal est si prégnant que liturgiquement on n’invite pas l’assemblée à faire
corps, puisque celui dont elle est le Corps est sur la croix. On ne commence pas la célébration par
« prions le Seigneur » C’est la seule fois de l’année. On s’adresse directement au Seigneur et avant
de faire place à la mort et à la souffrance on reconnaît son amour infini, sans mesure au plus creux de
l’iniquité. La liturgie du vendredi saint confesse  un Dieu aimant sans mesure face au mal et à la
souffrance. Les premières paroles de la célébration sont les suivantes : « Seigneur, nous savons que
tu aimes sans mesure….aujourd’hui encore, montre-nous ton amour » (prière d’ouverture).
On lit ensuite le texte du serviteur souffrant ( Is 52,13-53,12)  On ne peut ici s’empêcher de faire le
lien avec le texte lu le jeudi saint et le lavement des pieds. Le Christ a fait un geste de serviteur,
d’esclave. C’est le même serviteur qui a aimé jusqu’au bout qu’on célèbre lors du vendredi saint. La
liturgie n’édulcore pas la souffrance sans toutefois tomber dans le misérabilisme. Le texte d’Isaïe
est éloquent, on peut dire qu’il est l’éponyme de toute souffrance. Pour ne citer quelques passages
on peut relever
« il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme. … Il n’était ni beau, ni brillant pour
attirer nos regards, son extérieur n’avait rien pour nous plaire. Il était méprisé, abandonné
de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, nous l’avons méprisé, compté pour
rien. …Maltraité il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche…arrêté puis jugé, il a été supprimé… il
a été retranché de la terre des vivants, frappé à cause des péchés de son peuple… Le
Seigneur a voulu le broyer par la souffrance….parce qu’il a connu la souffrance, le juste
mon serviteur justifiera les multitudes… »Cf Is 52,13-53,12
Ce texte invite à évoquer différentes situations qui viennent spontanément à l’esprit. Le Fils de Dieu,
le Serviteur par excellence a connu cette descente dans la confrontation au mal. Le serviteur est
l’innocent, celui qui est étranger à tout mal et à  toute violence. Or il connaît une contradiction
absolue puisqu’il est conduit à la mort. Ses souffrances l’ont défiguré au point de détourner les
regards.
” (www.theolarge.fr, “Le triduum pascal: victoire de l’amour sur la mort”).

Il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme”: l’épisode de la Passion met en scène l’apparente victoire ultime du mal sur le Bien, la défiguration du Fils de Dieu, de celui par qui le Salut nous est offert. Dieu s’est fait homme, et le voici torturé, brisé, scarifié, outragé, de telle sorte qu’il ne ressemble plus à un homme. Il nous a apporté le témoignage de Son Amour, par la voix de Son Fils, et voici que Celui-ci, suspendu à une croix, entre deux voleurs, condamné alors que le même jour un criminel de la pire espèce, Barabbas, a été gracié, illustre par le spectacle de son agonie la haine des hommes. Il devait annoncer la Justice, et il consacre par sa mort le triomphe de l’injustice. Celui qui a été transfiguré sur le Mont Thabor (Mt 17, 19 ; Me 9, 2-13, Lc 9, 28-36) est maintenant défiguré, celui qui annonçait la Vie éternelle pour les hommes est vaincu de la manière la plus horrible qui soit par la mort. Il s’agit là du blasphème suprême: condamner celui qui est appelé à nous juger, et qui est l’avocat de notre pardon. Provoquer Sa mort alors qu’Il nous apporte la Vie. Meurtrir Sa chair, La défigurer alors qu’il nous promet la transfiguration de la notre.

2) Le black metal, musique de la défiguration, de la maladie, de la mort… musique du  mal?

A lire le nom des groupes de black metal et les textes de leurs chansons, à regarder les photographies des groupes sur scène, à écouter leur musique, beaucoup de chrétiens sont tentés d’y trouver la stricte équivalence artistique de ce scandale de la Passion du Christ, une défiguration de ce qui a vocation a transfigurer les sons, et à élever notre âme, qui par dessus le marché superpose à son entreprise de transgression radicale de l’art la célébration du blasphème et de la mort dans ses thématiques et ses mises en scènes:

– Plusieurs groupes ont des noms qui évoquent ouvertement la Passion (Impaled Nazarene, Rotting Christ, Christ Beheaded…), et de plus nombreux groupes encore ont des paroles du même type dans leurs chansons, que les cathos anti-hellfest se font régulièrement un devoir de pointer.

– Les pochettes, les harmonies, les mises en scènes, même lorsqu’elles ne sont pas explicitement blasphèmatoires, évoquent la mort, la maladie, la souffrance: à la Bonne Nouvelle du Christ semble pouvoir être opposée la Mauvaise Nouvelle du Black Metal, le rappel de la présence irréductible du mal sur notre planète, voire la célébration de sa puissance:

Nous faisons du Black-Metal. Ce terme devrait suffire à décrire nos activités.
Le Black-Metal est censé glorifier le mal, tout ce qui gangrène l’être humain. Le Black-Metal est une projection de haine à l’égard de l’humanité dans son ensemble, passée, présente ou future. Il se doit d’être sombre, morbide, malsain, et nuisible à tout être humain, y compris à celui qui le produit. Toutes déviances à cela ne peuvent plus être considérées comme du Black-Metal pur et digne selon nous.
Les divergences conceptuelles entre les groupes de Black-Metal ne devraient porter que sur les raisons de la glorification des ténèbres et de la haine à l’égard de leur propre espèce
” (Interview du groupe Supplicium sur le site La Horde Noire).

– Les musiciens de black metal portent sur scène des accoutrements martiaux, qui évoquent la violence et la guerre, et se maquillent à l’image de cadavres (les fameux “corpse paints”). Ils achèvent ce que certains pourraient prendre pour une défiguration de leur humanité quotidienne, après avoir remplacé leur visage par celui d’un mort, en substituant au nom qui leur a été donné par leurs parents, leur nom de baptème s’ils ont été baptisés, un pseudonyme d’allure fantastique et souvent inquiétante.

– La musique elle-même (où son cliché le plus répandu tout du moins), souvent marquée en apparence (avec de nombreuses exceptions cela dit) par des chants essentiellement criés et aux sonorités inhumaines, de la batterie à fond la caisse, et des guitares dont d’aucuns rapprochent le jeu du son d’une tronçonneuse en pleine action, semble à l’oreille non habituée une entreprise de destruction systématique de tout ce qui dans cet art permet de créer de la beauté et du plaisir esthétique. A tel point que beaucoup d’auditeurs peu habitués au metal pourraient être tentés de transposer à son sujet la phrase d’Isaïe de la manière suivante: “Elle était si défigurée qu’elle ne ressemblait plus à de la musique”. Une musique aussi morbide, aussi agressive, aussi transgressive de tous les codes usuels du Beau, semble bien être l’équivalent artistique du Scandale de la Passion, beaucoup plus que de la Joie Pascale, et être incompatible avec une perspective et une inspiration chrétiennes, être du côté du laid, du mal, de la souffrance. Etre appelée à être transcendée et anéantie par l’Alleluia de la Vigile Pascale.

Et pourtant, de plus en plus nombreuses sont les personnes à se réclamer d’un black metal chrétien, dont l’auteur de ces lignes…

3) La transfiguration de la Croix: comment donner une signification chrétienne au black metal?

Lors du  triduum pascal, les trois jours qui précèdent Pâques, les chrétiens sont appelés à prouver les ténèbres qui précèdent la Résurrection du Christ à Pâques, au travers du lavement des pieds au dernier repas, de la prière au Jardin des Oliviers et de Son arrestation, de Sa Passion et Sa mise en croix, et du temps où Il gise dans Son tombeau et fait l’expérience de la mort, lot de tous les hommes.ne s’agit pas d’un temps de désespoir, de révolte ou d’abandon, mais d’attente et d’espérance:

La vue d’un supplicié n’a rien d’attirant, il  provoque ceux qui passent à détourner le regard. La mort fait peur, et celle de Jésus aussi a fait fuir les disciples. Pourtant l’Evangéliste cite l’Ecriture : « Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont
transpercé » (Jn 19, 37) Que se passe-t-il donc, pourquoi un  tel renversement ? De manière
extrêmement étonnante, Jésus meurt et sa mort donne vie, sa mort est porteuse de vie parce qu’elle
transforme profondément celui qui la contemple. Pourtant il ne faut pas ni édulcorer, ni enjoliver la
croix. On ne peut pas faire que Jésus n’ait pas la connu la violence la plus nue, la solitude la plus
totale, le mal à l’état brut qui s’acharne sur l’innocent mais ce qui montre que la mort et le mal n’auront
pas le dernier mot c’est que la vision de sa mort transforme ceux qui la regardent. En Jésus crucifié et
souffrant se communique l’amour de Dieu. Regarder la croix c’est accepter de se laisser envahir par
l’amour du Christ qui nous désarme, qui nous déconcerte, c’est dire l’amour du Père y compris dans
son silence et c’est laisser l’Esprit nous transformer profondément. C’est alors tout le sens du geste
proposé par la liturgie de l’adoration de la croix. On n’adore pas la croix pour dire oui à la souffrance,
on adore la croix parce que un regard porté sur la croix nous dit l’amour fou de Dieu pour nous, parce
qu’elle a porté le salut du monde. « Voici le bois de la croix, qui a porté le salut du monde, venez
adorons. » C’est un geste très ancien que l’on trouve aussi fin 4ème, début 5èmesiècle à Jérusalem.
Comme le dit très justement Bernard Sesboüé « le négatif de la violence est absorbé dans le positif de
la tendresse. Le signe de la condamnation devient celui de la grâce et du pardon, le symbole de la
faiblesse devient celui de la force toute-puissante, dépourvue de toute violence ». C’est cela que
signifie ce signe liturgique de l’adoration de la croix qui peut surprendre. Adorer la croix ne signifie pas
une acceptation de toute souffrance ou une exaltation de la souffrance. C’est une liturgie qui a un
sens beaucoup plus profond. Elle signifie que la violence, le mal, auxquels on n’échappe pas, sont
transfigurés par le Christ. Adorer la croix liturgiquement et ici le mot adoration est à sa place plus que
partout ailleurs, se mettre à genoux devant la croix, l’embrasser c’est reconnaître qu’elle a donné au
chrétien sa suprême élévation. Adorer la croix c’est un geste de foi, c’est confesser la victoire de
l’amour sur toute souffrance, sur toute mort et accepter d’entrer dans la suite du Christ
” (www.theolarge.fr, “Le triduum pascal: victoire de l’amour sur la mort”).

Le Christ meurt sur la Croix, certes, mais loin d’être renvoyé à l’absurdité apparente de la condition humaine par cette mort injuste et cruelle, il vient lui donner un sens et une espérance, par sa Résurrection.

D’une manière certes profondément différente et infiniment inférieure, mais à mon avis cruciale, je voudrais faire remarquer que le black metal opère  quelque chose d’un peu d’analogue, lorsqu’il rassemble toutes les thématiques, tous les sentiments, toutes les émotions, tous les actes, tous les évènements, profondément liés à ce qui semble tragique, absurde, cruel, injuste, dans notre existence, et les transforme en art: transfigure le mal, la destruction, par la création, en les mettant en scène, et en leur donnant une esthétique, en les partageant avec des mots, une mise en scène, des codes musicaux, au sein d’une communauté, en les faisant l’occasion d’un rassemblement et d’un partage, là où ils sont l’expression dans notre vie quotidienne de la division et de l’incommunication :

La souffrance de l’âme accompagne l’homme depuis ses origines. Se manifestant sous la forme d’un profond mal de vivre, elle inspire les poètes depuis l’antiquité. Toutes les époques connaissent des mouvements artistiques qui puisent leur inspiration dans cette affliction et le Black Metal fait partie de cette histoire. Puisant sa force dans les zones les plus sombres de la psyché humaine, cette musique exprime de façon violente la douleur ressentie par l’esprit, phénomène insaisissable mais commun à tous les peuples.

[…]C’est depuis la Norvège que nous parvient la prochaine émanation d’un style toujours en gestation. […]

Les premières notes de Suicide Syndrome donnent le ton : adagio, agrémenté d’un hurlement au saxophone, qui confère à cette ouverture un aspect sinistre. La voix, déchirée ou lourde (un peu à la manière d’Attila Csihar) complète un dispositif destiné à créer une atmosphère étouffante, que seul un solo de guitare permet de percer. Cette ambiance devient plus agressive avec One Last Night, où l’on perçoit une urgence désespérée et difficilement contenue. Mais ce sont les deux pièces suivantes qui nous amènent au pinacle. Perfect nous force à ressentir une ironie grinçante, émise par un esprit en décomposition. Ressemblant musicalement à certains airs deRammstein, cette chanson est la plus entraînante de l’album. On change de registre avec Suffer in Silence et son introduction classique. Les accords traînants d’un duo à cordes entament une descente dans les abîmes. Avec la participation de Niklas Kvarforth (Shining), cette chanson exprime une souffrance extrême, manifestée par une orchestration complexe, des passages à la guitare sèche et des pleurs féminins. De l’émotion négative pure. My Precious se déploie quant à elle grâce à une ouverture torturée et une rythmique pesante, alors que la pièce titre s’articule autour d’un air rock et d’une voix étouffée. Concluant l’album, New Life – New Beginning surprend d’emblée par son utilisation affirmée de la trompette, qui donne un relief inattendu à une chanson métal. Complétant la boucle, l’auteur nous laisse partir avec un solo de guitare qui s’évanouit dans le silence.

Nous obtenons avec Livsgnist une nouvelle preuve du potentiel créatif engendrée par la souffrance de l’âme. Cet album nous permet d’admirer le travail d’un artiste qui parvient à transcender plusieurs genres musicaux afin d’en retirer des sonorités uniques. Tout cet effort de composition souligne le talent d’un groupe auquel est promis, je l’espère, un brillant avenir” (Chronique de l’album Livsgnist de So Much For Nothing , sur le blog Metal Obscur).

Ce que me paraissent faire la plupart des musiciens de black metal, lorsqu’ils composent un morceau ou un album, c’est mettre en notes toutes leurs angoisses, toutes leurs déceptions, toute leur révolte, tout leur mal être, tout ce qui parait absurde, dénué de signification, et contreproductif dans leur existence, pour donner un sens à ce qui ne semble pas en avoir, pour créer quelque chose de durable, de destiné à être apprécié et partager, à partir de ce qui parait enliser leur vie dans l’inertie, le néant et les ténèbres. S’il est vrai que certains  groupes tiennent un discours complaisant ou inutilement provocateur sur leurs thématiques, et qu’une petite minorité s’est laissée aspirer par les ténèbres, pour commettre des actes très graves et/ou sombrer dans la folie, le black metal est foncièrement une tentative de donner du sens à ce qui parait ne pas en avoir, une revendication du désir d’exister et de créer contre les ténèbres et la fragilité qui semblent diriger nos vies. A ce titre, si cette revendication peut se borner à n’être qu’un cri de haine ou de désespoir, un simple constat de la méchanceté et de l’absurdité apparentes de notre monde, elle me parait pouvoir aboutir de manière bien plus juste et profonde dans une forme de quête de la beauté derrière la souffrance et les ténèbres, qui les transfigurent pour illuminer l’âme de l’artiste et de l’auditeur à partir d’émotions et d’états d’âmes qui étaient initialement sources d’angoisse et de confusion. Il n’est donc pas étonnant que l’engouement pour le black metal, qui a accompagné certaines personnes dans leur déchéance, voire leur mort, a pu en sauver d’autres:

“[…] Alors oui, le Black-Metal est une musique extrême, violente, aux paroles crues et au visuel provoquant. Mais dans mon cas, et dans le cas de nombreuses personnes que je fréquente au quotidien, cette musique nous a sauvé en nous donnant la force d’affronter la violence qui consiste à grandir en banlieue Parisienne.

Pour vous donner un petit profil des membres de mon groupe : un journaliste, un juriste, un chômeur, un neuro-psychologue et moi qui suis psychologue du travail. Et il en est de même pour une grande partie des membres de groupes que je fréquente.

Avant même d’être des Black-Metalleux nous sommes, en tout humilité, des gens biens et intégrés” (Enquêtes et débats: réaction en commentaire d’un black metalleux à la présentation d’un ènième ouvrage de dénonciation du “satanisme”).

Alors le recours à des thématiques chrétiennes n’est certainement pas la seule manière d’exprimer cette recherche’un sens par delà la souffrance et l’absurde, d’un bien caché au sein du mal. De nombreux groupes pas du tout chrétiens créent chaque année des morceaux d’une beauté à la fois paradoxal et riche de sens et d’éotion pour l’auditeur. Cette recherche de sens, qui passe prioritairement par l’expérimentation musicale, se constate dans la richesse musicale du black, beaucoup plus varié que beaucoup de personnes ne le croient. Mais on voit que le black metal, qui finalement est souvent porteur d’une forme d’espérance, d’un désir de percer les ténèbres, s’il semble certes trop sombre et froid pour chanter la joie pascale, parait éminemment compatible avec cette disposition à l’attente dans la nuit qui est la plupart des jours de notre vie notre quotidien de chrétiens, et dont on trouve l’expression liturgique dans l’accompagnement du Christ dans Ses souffrances et Sa mise en croix le Vendredi Saint, et dans l’attente tout au long du Samedi Saint de Sa Résurrectiondans la nuit de Pâques.

Pour conclure ce billet, et juste avant de me rendre à la Vigile Pascale, je voudrais partager avec vous un texte d’un groupe de black metal chrétien (bon, de blackened death metal, pour être vraiment précis) qui me parle intérieurement, et qui correspond à la vidéo en début d’article:

My Grief, My Remembrance (Crimson Moonlight, album “Veil of Remembrance”)

”Who put an end to all the beauty…?
The splendour of the days gone by…
It?s mild and steady glow that lit up the gloomy loneliness..?
What could turn all the warm and true happiness
Into cold desperate tears without end..?
What made the strong, tough man become again
a scared little boy…?
I watch out over the desert of Death ..
It’s silent, barren landscape surrounds me…
I feel cold…
The burning sun, always shining brightly,
Giving me warmth and light…
Tell me, is it gone for ever…?
Has its vitalizing warmth for ever been extinct
By gloomy, heavy fog..?
Again I feel the mortal horror bite me
As I stare at all these deaths
Which were once full of life,
Which were once life itself…
The birds under the sky have fallen in the dark,
Their wings, deprived of their strength, can’t carry them any more…
Birdsongs have died away into silence,
Slowly died away has every joyous symphony…
The wild beasts are not to be seen any more,
To their burrows they have returned to find peace for time indefinite…
The acres of flowery meadows,
The flowers have bowed their heads to the ground,
And have all returned to earth…
Just the thistles and thorns are still standing erect
As I stand like a withered rose
Alone with all my pain…
To the brim full of sorrow,wounded and forgotten…
But always carrying my remembrance
Of a Hope that never dies…”

Et comme l’attente dans les ténèbres finit par céder place à la lumière, je vous laisse et vous souhaite une joyeuse Fête de Pâques! 🙂

Le black metal, entre magie, art, et soif d’absolu

Posted in Regard chrétien sur les influences ésotériques, satanistes et païennes du black metal with tags , , , , , , , , , , , , , , , on 15 mars 2012 by Darth Manu

A la lecture de diverses interviews de black métalleux dans la presse spécialisée, je me suis fait la réflexion il y a quelques semaines que tout de même, ils sont quelques uns dans ce milieu qui semblent fascinés par l’occultisme et la magie noire, et je me suis demandé si des liens existaient entre cette attirance avérée pour le surnaturel et l’occulte et le regard sur la création artistique et sa signification qui est spécifique au black metal.

Lorsqu’on est chrétien et qu’on s’intéresse à cette relation entre thématique occultiste et musique black metal, deux tentations peuvent surgir, suivant notre antipathie ou notre sympathie pour ce registre musical: soit minimiser la référence à la magie, pour en faire une inspiration parmi beaucoup d’autres, pas particulièrement significative en elle-même, soit au contraire lui accorder une importance tout à fait centrale, pour tenter de démontrer le caractère morbide et contre-nature de l’esthétique du BM.

 « Est-ce que vous savez s’il y avait des alliances (par exemple A. LaVey) avec ces groupes, ou simplement s’il ne faisait que les conseiller? Autrement dit, est-ce que ces groupes étaient au service de ce « monsieur » ou d’autres? Est-ce qu’il y avait des ponts, une complicité ou une alliance ou est-ce que c’était complètement indépendant?

  En fait, ces différents groupes ne sont pas forcément affiliés directement à Anton LaVey mais plutôt à ces oeuvres comme la « Bible Satanique » ou The Satanic Rituals mais il est également vrai que plusieurs groupes peuvent côtoyer des cercles de magie noire, voir des Satanic Churchs comme celle de San Francisco. C’est très probablement le film de Roman Polanski, Rose Mary’s Baby, tourné à la fin des années soixante, qui est à l’origine de ce que j’appellerais le « satanisme moderne ». On se souvient de cette terrible mésaventure qui mêla de nombreux acteurs comme A. LaVey lui-même. Au cours du tournage de ce film, Charles Manson et des complices accomplirent plusieurs sacrifices rituels, dont la femme (enceinte) de R. Polanski. Ce fut un carnage sordide. À l’époque, LaVey était apprécié, ainsi que l’esprit très décadent d’Aleister Crowley; tous deux ont participé à développer ce que l’on appelle le Thélémisme: le culte de la chair, de l’outrance et du blasphème. De nombreux groupes de musique Metal en particulier, connaissent relativement bien ces épisodes » (Interview du Père Benoit Domergue sur S.O.S. Paranormal).

Je passe sur le fait que le Père Domergue semble mélanger des phénomènes assez divers, et notamment que les meurtres perpétrés par la « Manson Family » n’étaient pas des sacrifices rituels et n’obéissaient pas à des mobiles satanistes ou occultistes (meurtres racistes et de célébrités, sous l’influence croisée d’un chapitre de l’Apocalypse et de l’écoute des Beatles: http://law2.umkc.edu/faculty/projects/ftrials/manson/manson.html donc influence musicale, certes, mais sans liens directs avec le thélémisme ou l’Eglise de Satan). Mais on voit dans cet extrait combien la référence à l’occultisme et à la magie noire, présente dans la plupart des dérivés du rock, mais particulièrement explicite et liée à une pratique active de la magie chez certains groupes de black, est l’une des clés de voute de l’argumentation des catholiques critiques envers le metal: les paroles de cette musique évoquent la magie et le surnaturel, elle est donc selon eux malsaine dans son inspiration et pour ses auditeurs, qu’ils en soient conscients ou non.

Revenons aux black metalleux eux-mêmes, avec quelques exemples de musiciens fascinés par la magie et l’occultisme:

« Peux-tu revenir à présent sur les paroles et les thématiques abordées dans ce nouvel album?

Le concept d’Obsidium s’inscrit dans la continuité de Tetra Karcist et Pentagrammaton, un peu comme un troisième chapitre. Tetra Karcist parle de la réalité de l’occultisme tel qu’il est, sans artifices ni présupposés. Pentagrammaton retrace des expériences réelles vécues à travers les pratiques et les doctrines évoquées dans Tetra Karcist. Obsidium parle de ce que nous avons appris, nos aboutissements atteints à travers ces expériences et décrit, d’une manière, d’une manière que seuls ceux qui sont  impliqués dans l’occultisme peuvent vraiment comprendre. Certaines paroles ont d’ailleurs été co-écrites avec Frater Kerval, un disciple du célèbre Kenneth Grant (NDLR: occultiste anglais et chef de file de l’Ordo Templ Orientis, décédé en 2011) qui nous a donné sa vision externe sur notre évolution et notre progression à partir de quelques expériences dont il a eu connaissance » (Metallian 70 p. 76, interview d’Enthroned par Maxime Bourdier).

« Reinkaos signifie « le retour au chaos », c’est la cinquième étape des théories énoncées par le Misanthropic Luciferian Order: « Je crois en la discipline et la loyauté. Car pour atteindre notre but qu’est le Chaos, l’ordre doit régner dans nos rangs… ». Les textes ont été écrits comme des invocations et évocations aux Dieux des ténèbres et reposent sur des formules sataniques utilisées dans la tradition satanique et anti-cosmique. Il s’agit là d’une forme magique qui porte le nom de  » Voces Magicae » et qui peut se traduire par « chant magique » ou « la magie du mot prononcé ». Ce procédé affectera non seulement l’auditeur dans son inconscient, mais l’univers dans son ensemble ». En énonçant ces formules ou en les chantant, les pouvoirs qui y sont rattachés se répandront… » (Jon Nödtveit de Dissection à propos de son album Reinkaos, quelques temps avant son suicide en 2006, propos rapportés par Laurent Michelland dans Metallian 69, p. 49).

Ce qui frappe dans ces deux témoignages, c’est que la magie y est implicitement décrite comme le prolongement et l’aboutissement de la recherche musicale, de l’art. Ce qui rejoint le mélange récurrent des champs lexicaux et sémantiques de l’art et de la magie dans nombre d’interviews de groupes, et de chroniques d’albums de black metal  y compris pas du tout liés directement à l’occultisme  :

 » C’est certainement pour ça qu’il y a deux niveaux d’écoute effectivement : un niveau instinctif et brut, avec un groove et des riffs et un niveau plus fin et sophistiqué, lié aux arrangements et aux structures plus complexes.

Ah, je suis heureux de voir que tu as perçu l’album comme on l’a imaginé. C’est tout à fait notre objectif, ça me fait penser à cette classe particulière du genre Black représentée par Ulver ou Kvist. C’est ce qui fait aussi que c’est le seul style qui me fascine totalement. Le Black Metal a quelque chose de magique, une alliance du physique et du métaphysique. D’un côté, tu as la force archaïque et brutale de la musique et de l’autre, une nostalgie et une atmosphère spirituelle. C’est très important pour ma vision artistique. Quand j’écoute du Black Metal, je ne vois pas des musiciens, mais des scènes d’interaction d’éléments de la nature dans leur expression la plus pure » (interview de Eviga de Dornenreich sur Noiseweb).

« Summoning!!! Un groupe Autrichien qui a renouvelé tout un style, tout un art, et d’une manière plus que poétique…

C’est en tirant  ses origines de l’univers du Seigneur des Anneaux que Silenius et Protector nous énivreront de leur épopée musicale venant des terres du milieu.

L’arc des deux compères vise juste sur Minas Morgul,  leur deuxième album, plantant la flêche en plein coeur d’une nouvelle cible, le Black Metal aux influences magiques et aux ambiances mystiques. Ici pas question d’abuser d’instruments aux riffs sales et dépressifs et de distorsions aiguisées dans le but de déclarer la guerre, tout se passe au synthétiseur et à la guitare électrique.

L’introduction annonce tout de suite le ton sur le côté magique et sombre du groupe avec des percussions atypiques et un synthé qui vous glace le sang » (Chronique de l’album Minas Morgul de Summoning par Les Accros du Metal).

 La magie et l’art ont en effet ce point commun de vouloir recréer le réel, le transfigurer. Dans mon article sur « l’usage des pseudonymes dans le black metal« , j’avais souligné que ce dernier se veut un « art total », qui transfigure le réel non seulement par la création musicale, mais également par le travestissement (« look black metalleux », corpse paint, pseudonymes) l’ambiance irréelle et fantastique de la mise en scène, des pochettes, des textes, etc. Pas étonnant donc, que quelques artistes de black metal aient voulu pousser jusqu’au bout les limites de leur art, de la transfiguration symbolique du monde à sa transformation réelle, par l’union de leur pratique musicale à une initiation dans différentes écoles occultistes:

 « A côté de [l’] imaginaire satanique fondateur, d’autres écoles, comme le néo-paganisme, le fantastique, l’athéisme, une frange politique radicale (minoritaire), composent le mouvement [black metal]. De multiples concepts d’albums proviennent d’œuvres aussi variées que Le Seigneur des anneaux de Tolkien, le vampirisme d’Anne Rice, l’occultisme d’Aleister Crowley, le surréalisme de Lautréamont, les écrits du marquis de Sade, l’atavisme, le naturisme (dans le sens d’ode à la nature), la fascination lunaire, la mélancolie, la tristesse, le désespoir. Un conditionnement relatif à une longue expérience musicale du black metal amène certains fans à s’imaginer des mondes atemporels où règnent des apparats conceptuels comme la guerre, la dimension épique, le vampirisme, la communion avec la nature ou l’histoire de l’Europe. Le black metal, avec toutes ses écoles, présente cependant des incohérences : une condamnation souvent irréfléchie et frustrée du christianisme, fruit d’une inculture religieuse, une reprise tronquée de certain ouvrages (Tolkien, Nietzsche), un conformisme régnant dans un mouvement qui se prétend anticonformiste. Soulignons que ce courant musical est entouré de nombreux clichés et fantasmes médiatiques, tout comme sa source d’inspiration première, le satanisme. D’une manière générale, les nombreux ouvrages et articles qui fleurissent aujourd’hui sont le fait de journalistes peu scrupuleux, incultes musicalement et avides d’accroître leur lectorat. Ils voient dans le black metal (qu’ils confondent avec le gothic, le rock ou d’autres genres de metal) tantôt le Diable incarné, tantôt une mode adolescente puérile, une branche politique radicale, du « bruit » ou encore un exutoire. Au départ essentiellement subversif, ce mouvement est pourtant aujourd’hui avant tout une musique onirique qui ne vit que parce qu’elle est idéalisée. Elle est le contraire d’une musique urbaine (comme le hardcore ou le rap) puisque la visée est de s’arracher du bitume de la quotidienneté. L’occultisme, prisé par les fans, leur permet justement ce voyage onirique vers les ténèbres qu’ils mythifient de manière métaphorique » (Nicolas Walzer, « Black Metal, la subversion extrême », lu sur le blog Bouddhanar, La Liberté inconcevable).

 Cette association de l’occultisme et de l’art sous différentes formes pour transfigurer le réel, le dérouter de sa quotidienneté , de sa banalité, qui va jusqu’à l’intuition, voire la mise en oeuvre radicale, d’un « art magique », il me parait utile de la rapprocher des propos suivants d’André Breton, le fondateur du courant surréaliste:

 » Au départ, ce à quoi je m’étais engagé me paraissait des plus simples. Je ne manquais pas tout à fait de lueurs sur ce qu’avait pu être la magie ni sur ce qui pouvait en rester de nos jours et j’avais été assez mêlé aux controverses artistiques de mon temps pour apprécier
ce qui pouvait être compris dans la catégorie de l’art
magique. J’avais immédiatement en vue un art disposant
d’un pouvoir secret, que l’artiste soit conscient ou non de ce
pouvoir, et qui agit à la façon d’un philtre, ou d’un charme.
Il ne me paraissait pas diffi cile de mettre en avant un certain
nombre d’oeuvres répondant à cette qualifi cation particulière,
depuis les temps les plus reculés jusqu’à nous. Je ne
me défends pas d’avoir rencontré dans l’exécution de mon
projet d’extrêmes diffi cultés ; peut-être tiennent-elles à la
quasi-impossibilité de circonscrire, dès qu’on y prend garde,
le concept d’un art magique qui ne demande qu’à déborder
de toutes parts — il est bien entendu que tout art authentique
est magique — ou à se rétrécir démesurément : quelle
oeuvre d’art peut se targuer, ne disons pas d’avoir changé la
face du monde, mais même d’avoir transfi guré la vie de son
auteur ? Non, pas même Rimbaud. […]

Certes, tout art authentique est magique. Et quelle est, à votre avis, l’importance de la tradition magique dans l’art moderne ?
L’importance de cette tradition, il s’en faut de beaucoup que
la plupart des artistes d’aujourd’hui en soient conscients. Et
pourtant leur aspiration majeure paraît bien répondre à une
nostalgie, au souci de retrouver ce que l’homme visait et,
d’aventure, parvenait à atteindre plus loin, dans les temps
reculés. Les oeuvres qui depuis trente à quarante ans jouissent
du plus haut prestige sont celles qui offrent le moins de  prise à l’interprétation rationnelle, celles qui déroutent, celles
qui nous engagent presque sans repère sur une voie autre
que celle qui, à partir de la prétendue Renaissance, nous
avait été assignée. Voyez la brusque ascension de Jérôme
Bosch, la récente irruption d’Antoine Caron, le fi nal triomphe
d’Henri Rousseau. Voyez aussi, dans les esprits comme
dans le goût, l’effondrement de l’art gréco-romain et en
revanche l’irrésistible mouvement qui a porté les artistes du
xxe siècle vers les oeuvres des peuples dits primitifs, mouvement
dont, entre parenthèses, l’initiateur ne saurait être tel
ou tel peintre fauve de 1905 mais bien uniquement Gauguin,
artiste magique au plein sens où je l’entends et homme de
toutes les presciences. Toujours en réaction contre l’art de
l’Antiquité classique, longtemps considéré comme parangon
de la beauté, voyez enfi n la toute nouvelle, mais combien
éclatante, révélation de l’art celtique, et, par suite, de
la symbolique qu’il met en oeuvre, laquelle nous introduit au
coeur même de l’ésotérisme.
Ceci dit, je répète que peu d’artistes, à l’exception des surréalistes,
songent encore à renouer avec la tradition magique
telle qu’elle peut leur apparaître, c’est-à-dire de façon nécessairement
ambiguë. On ne peut nier qu’il existe un art issu de
la magie, d’une part, et que, d’autre part, il soit assez licite de
parler de la magie de l’art. Il ne saurait y avoir confusion entre
eux » (André Breton, Entretien sur l’art magique, lu sur le site Arcane 17).

 L’art dispose « d’un pouvoir secret ». Il peut « dérouter », nous engager « presque sans repère » sur des voies « autres ». « Tout art authentique est magique », voire peut, « par la symbolique qu’il met en oeuvre », nous « introduire au coeur même de l’ésotérisme ».

On peut cependant mettre en regard les finalités respectives de la magie et de l’art, pour s’interroger sur la compatibilité de ces deux démarches de transfiguration du réel.

Sans être un grand connaisseur de la magie, il m’a semblé comprendre qu’elle a pour finalité la transformation du réel à l’image de la volonté du magicien.

Quelques définitions « classiques »:

« La magie est un art fondé sur la croyance en l’existence d’êtres ou de pouvoirs surnaturels et de lois naturelles occultes permettant d’agir sur le monde matériel par le biais de rituels spécifiques.[…]

Aleister Crowley : « La Magie est la Science et l’Art d’occasionner des Changements en accord avec la Volonté. »

Papus : « La Magie est l’étude et la pratique du maniement des forces secrètes de la nature ». […]

 Définition d’un dictionnaire (Hachette) : « Science occulte qui permet d’obtenir des effets merveilleux à l’aide de moyens surnaturels. » L’idée de magie requiert d’admettre l’existence de forces surnaturelles et secrètes, contraindre les puissances du ciel ou de la nature, recourir à des moyens d’action qui ne sont ni religieux ni techniques mais occultes » (article « Magie » de Wikipedia).

Ce qui est radicalement, au passage, l’inverse de ce à quoi l’Eglise appelle les chrétiens: convertir leur volonté à l’image de la Volonté divine, de telle sorte qu’ils veulent ce que Dieu veut, et rejettent ce qui les éloigne de Dieu.

C’est pourquoi l’Eglise a condamné de manière constante tout ce qui de près ou de loin s’apparente à la magie:

 »  » Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi « […]
2117 Toutes les pratiques de magie ou de sorcellerie par lesquelles on prétend domestiquer les puissances occultes pour les mettre à son service et obtenir un pouvoir surnaturel sur le prochain, – fût-ce pour lui procurer la santé -, sont gravement contraires à la vertu de religion. Ces pratiques sont plus condamnables encore quant elles s’accompagnent d’une intention de nuire à autrui ou qu’elles recourent ou non à l’intervention des démons. Le port des amulettes est lui aussi répréhensible. Le spiritisme implique souvent des pratiques divinatoires ou magiques. Aussi l’Église avertit-elle les fidèles de s’en garder. Le recours aux médecines dites traditionnelles ne légitime ni l’invocation des puissances mauvaises, ni l’exploitation de la crédulité d’autrui » (Catéchisme de l’Eglise Catholique).

La question de la finalité de l’art a fait l’objet de bien des débats au cours des siècles, mais il me semble que le consensus général tourne autour de l’idée qu’il la trouve dans l’acte de création lui-même, de manière désintéressée:

 » L’art ne se conçoit pas comme la mise en œuvre d’un savoir théorique dont il serait la pratique. Dans son principe, la technique est fondamentalement intéressée, tandis que dès son origine, l’art se veut désintéressé, parce que tourné d’emblée vers la création, plus que vers le champ de l’action. Peut-on d’ailleurs parler d’un « progrès dans l’art » comme on parle de progrès de la technique ? Les étapes de l’art ne sont pas un « progrès », l’art change, l’art se transforme, on ne peut pas dire qu’il évolue, en sous-entendant par là que nous aurions aujourd’hui, par effet d’accumulation, de plus grands artistes que ceux d’autrefois. Le génie, qui préside à la création artistique, n’est pas quelque chose qui se puisse enseigner comme on enseigne la physique ou la technologie. C’est avant tout un don. Ce que l’on peut enseigner justement ce sont seulement des techniques pour copier, imiter, répéter ce qui est original. Tout artiste commence d’ailleurs par le plagiat, car c’est ainsi que l’on acquiert la maîtrise des règles de l’art. Il y a dans l’art, -comme dans la philosophie-, un perpétuel recommencement, qui fait que l’artiste se doit de reprendre entièrement toutes les méthodes, pour arriver au sommet de son art et en gagner la maîtrise. Faire des gammes, des esquisses, des études, tailler le bois et la pierre en essayant d’imiter Bach, Picasso ou Rodin, recommencer des aquarelles, chercher à imiter Rembrandt etc. c’est apprendre. Sur ce qu’il a de plus essentiel, le geste de la création, il n’est pas sûr que l’art puisse s’enseigner quoi que ce soit, et en tout cas, il ne repose pas sur un savoir maîtrisé par concepts que l’on pourrait apprendre pour devenir artiste, comme on apprend à devenir un technicien. Kant compare à ce propos Homère à Newton. Newton était capable de montrer toute la logique de ses découvertes, à partir des éléments d’Euclide et de les exposer. Mais Homère ne pouvait pas dire comment s’assemblaient dans sa tête toutes ses idées poétiques, toutes les fantaisies de son art. L’imagination ne se met pas en formules » (Philosophie et spiritualité, leçon 46, » La création artistique » 2002, Serge Carfantan).

« L’imagination ne se met pas en formules »… au contraire de la magie pourrait-on dire également, en faisant subir un léger glissement de sens au mot « formules ». La magie est fondamentalement un ensemble de techniques, qui se transmettent, généralement par voie initiatiques, et qui visent à transformer le monde à l’image de la volonté d’un seul. Elle est foncièrement utilitaire. En sens inverse, l’acte créateur de l’artiste, s’il utilise pour se déployer un certain nombre de techniques de composition, et manifeste une plus ou moins grande virtuosité dans leur exécution, nait de l’inspiration qui vient donner son sens et sa valeur à l’oeuvre achevée, qui ne s’apprend pas, ne se transmet pas, échappe à la volonté consciente, et transfigure celle-ci le temps d’une fulgurance de génie. La magie est appropriation, l’art est don. En ce sens, dans sa démarche, l’oeuvre d’art est le contraire de la magie, comme j’ai pu entrouver la confirmation au hasar de mes recherches sur Google, dans un article d’André Savoret, à la fois occultiste et poète, en réaction à L’Art magique d’André Breton:

 » Un mage authentique ne peut s’abandonner à l’onirisme sans se disqualifïer. Ni sans perdre ses moyens d’action et d’expression sur le plan qui est le sien : le plan  » magique « . Dans votre enquête, vous entendez par  » magique  » tout ce qui est ou semble  » supra-normal « . C’est un point de vue très honorablement défendable, mais que je n’arrive point à partager intégralement. Lorsqu’un poète, par exemple, met dans son oeuvre, abstraction faite de sa signification cérébrale et de sa réussite esthétique, un  » quelque chose  » difficile à définir niais immédiatement perceptible à un autre  » quelque chose  » qui existe, irrévélé, en chacun de nous, c’est ou que son intuition poétique lui a fait retrouver quelque application des lois magiques, ou qu’il a eu quelque aperception directe d’un monde  » autre  » (je ne dis pas forcément  » supérieur « ) ou, plus rarement, qu’il a consciemment oeuvré selon le rite magique, en pleine connaissance de cause (comme il me semble que le firent, dans une autre forme d’art, les créateurs de certains vitraux de Chartres). Se laisser guidler par le fil d’Ariane de l’association des sons, des idées, des images, ce n’est pas oeuvrer : c’est subir ! Et ceci, j’en ai la conviction, est antimagique au premier chef ! » (L’art magique d’André Breton & G. Legrand – 1957 Réponse d’André Savoret à une enquête des auteurs).

Art et magie sont deux démarches différentes, que certains artistes, black metalleux ou autres, essaient de tenir simultanément, mais qui ne peuvent coïncider totalement, ce qui met à mon avis les black metalleux qui cherchent à aller jusqu’au bout de l’affinité qui existe au sein de leur courant musical de prédilection, via la prégnance de l’onirisme, entre magie et recherche d’un art total, en face de trois choix:

– continuer à exploiter la thématique de la magie, mais au travers d’une compréhension essentiellement symbolique, qui exalte le pouvoir de transfiguration du réel de l’imagination créatrice, sans pour autant trop s’attacher à la pratique effective de l’occultisme, ainsi que ce musicien de death metal  (mais le témoignage me parait valoir aussi pour le black metal) en donne l’exemple:

« L’univers de Spawn of Possession est-il lié à d’autres sujets non musicaux? Je sais, par exemple, que Bryss s’intéresse de près au paranormal…

Je pourrais aisément le prendre de façon prétentieuse et partir dans une réflexion profonde, mais le fait est que personnellement, je ne me sens pas vraiment connecté à ce que la plupart des gens appellent le « monde réel ». Bryssling agit de même. Nous utilisons notre esprit avant que quelqu’un le fasse à notre place. La clé est l’imagination, une composante dont beaucoup ignorent la réelle essence. Nous réfléchissons sur la musique, sur la vie et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles nous sonnons comme cela dans nos compositions. Spawn of Possession c’est plus que de la musique!  Toutefois, pour ce qui est du paranormal, ceci est plus du ressort de Bryss. Pour résumer la chose, nous aimons nous enfoncer dans le pur inconnu et y puiser notre imagination« . (Metallian 70 p. 47, interview de Spawn of Possession par  Arnaud Vansteenkiste) ».

– Soit subordonner la pratique musicale à la recherche occultiste, ce qui me parait finalement conduire à mettre le black metal en tant que tel entre parenthèses, et à faire prévaloir sur la recherche artistique une activité qui lui est au fond complètement extérieure. Cela me parait être le cas de Jon Nödtveit que je citais en début de billet, certes manifestement schizophrène, qui après avoir achevé l’album Reinkaos qu’il avait voulu l’aboutissement ultime d’une utilisation magique du black metal, a interrompu brutalement sa carrière de musicien et a dissous son groupe (et s’est suicidé peu après):

« En Février 2005 Dissection entre en studio après avoir travaillé les morceaux composés par Jon Nödtveidt en prison. Le 30 Avril 2006 sort « Reinkaos ». Album controversé qui déçu beaucoup par l’absence de l’atmosphère glaciale propre à Dissection jusqu’ici mais qui n’en comporte pas moins la marque si caractéristique du groupe dans ses compositions malgré un côté général moins complexe que pour les précédents albums. Reinkaos signifie « le retour au chaos » et Jon explique que les textes de cet album ont été écrits comme des invocations et évocations aux Dieux des ténèbres et reposent sur des formules sataniques utilisées dans la tradition satanique et anti-cosmique. Jon affirme avoir eu recours au « chant magique » ou « Voces Magicae » afin que les titres de Reinkaos affectent non seulement l’auditeur dans son inconscient mais également l’univers dans son ensemble. « En énonçant ces formules ou en les chantant,les pouvoirs qui y sont rattachés se répandront… » Reinkaos clôt l’Histoire de Dissection, selon Jon, et celui-ci entame un rituel de destruction de cet outil du MLO [Misanthropic Luciferian Order] dont le slogan est « Rien n’est vrai, tout est permis ». Le 23 Mai 2006 Jon Nödtveidt annonce la fin de Dissection et un dernier concert aura lieu le 24 Juin 2006, au cours de ce concert le charismatique leader du groupe détruira la flying V avec laquelle il fit toute sa carrière, un symbole et un signe de ce qui allait se produire moins d’un mois plus tard. « Tout a été fait et dit avec Reinkaos, je n’éprouve désormais plus aucun désir de continuer Dissection car tout ce que j’ai toujours voulu exprimer se trouve sur cet album.C’est une grande victoire pour moi de dépasser ce stade d’achèvement personnel.C’était le chapitre de la fin et ce sera notre testament… » Le 16 Août 2006 Jon Nödtveidt se donne la mort dans son appartement de Stockholm avec une arme à feu. Son corps est retrouvé entouré de bougies.Jon avait envoyé plusieurs lettres à ses proches en leur signifiant « Je m’en vais pour longtemps,très longtemps.Je pars en Transylvanie… » « J’ai atteint les limites de mon exploration musicale en tant qu’outil pour exprimer ce que je voulais,pour moi même et pour la poignée d’âme que je porte dans mon coeur. Je vais à présent me tourner vers d’autres royaumes de pratiques » (www.dissection.fr).

-Soit se détacher progressivement de l’intérêt pour l’occultisme et la magie pour se consacrer pleinement à l’activité musicale, ainsi que la musicienne de black metal Cadaveria (même si son engouement pour ces thématiques demeure) me semble le faire d’après ce témoignage:

« L’occultisme a toujours eu une place importante dans vos textes, est-ce toujours d’actualité avec Horror Metal?

Oui, mais d’une manière plus introspective. J’ai abandonné les stéréotypes de l’occultisme depuis pas mal de temps maintenant. J’ai mûri et fait de nouvelles expériences qui m’ont amenée à pouvoir observer la lumière et l’obscurité de manière différente avec plus de recul. Je suis toujours intéressée par le côté noir de l’univers, mais j’ai un regard un peu désabusé à présent.

Les titres des chansons ne sont pas très optimistes: « Death Vision », « Apocalypse », « Requiem »… Est-ce votre façon à vous d’appréhender le monde? Un exhutoire en réponse à la dureté de la vie?

Difficile question… Je dirais qu’en général, j’écris mes textes quand je suis triste, ou quand quelque chose d’important se passe: quelque chose capable de frapper profondément mon esprit. « Apocalypse » est clairement inspiré du film de Mel Gibson, Apocalypto, donc rien à voir avec la vie ordinaire. Mais oui « Death Vision » et « Requiem » sont des témoignages d’une énergie sombre. Cela va te paraitre étrange, mais en fait, je perçois ces chansons comme quelque chose de très positif, sans doute parce que pour moi, elles sont une vraie thérapie. Je parle de la mort, certes, mais aussi de la vie, de notre force intérieure, d’orgueil, de sensualité, de désir…

Ce dernier album est comme tu dis très introspectif, très posé dans ses émotions. Plutôt que l’affrontement physique, il préfère la poésie du chaos. Quel est ton sentiment là dessus?

Je suis d’accord! C’est le chaos généré par un esprit pensant et vivant (le mien) qui se pose sans cesse des questions sur lui-même. Pathologique, mais nécessaire… » (Metallian 69, p. 92, Interview de Cadaveria par Vincent Zasiadczyk).

Il est clair que dans une perspective chrétienne, la seconde option est inacceptable et la première contestable. La troisième option nous rappelle que le black metal, dans son essence, est un mode de création artistique et non un courant de l’occultisme, et qu’en tant que tel sa démarche n’est pas pleinement compatible avec l’esprit de ce dernier. S’il est vrai que la revendication de la subversion, la recherche d’un art total qui transforme le réel et l’expression d’une approche onirique et si j’ose dire « surréaliste » de la réalité vécue ont pu rendre certains de ses pionniers perméables à la fascination pour l’occultisme et la magie, condamnés par l’Eglise, ce qui est un critère de discernement pour les metalleux catholiques, il reste que la plupart des amateurs de cette musique sont réticents et ironique face à la perspective d’une pratique réelle de la magie,   et préfèrent valoriser le pouvoir de création artistique d’ambiances sombres et oniriques. A la lumière de ce parcours, je pense que la création musicale est dans le black metal du côté de la substance, et la référence à la magie du côté de l’accident, et en ce sens, bien que cette dernière soit en elle-même incompatible avec une démarche chrétienne, je suis convaincu que les efforts de nombreux groupes depuis le début des années 1990 pour créer un registre d’expression chrétienne du black metal sont légitimes et dignes d’encouragement. En effet:

« Au total, comme les autres musiques «sombres » (gothic, metal, industriel), le black metal manifeste toute la recherche de transcendance qui anime une catégorie «alternative» de la jeunesse d’aujourd’hui en rupture avec une homogénéisation culturelle castratrice. Parmi les diverses recompositions religieuses de grande envergure dans notre société, les musiciens et les fans illustrent toute la force du « croire » qui anime une certaine frange de la jeunesse actuelle. Si les églises se vident, le «croire» n’a jamais été aussi présent dans notre postmodernité. Le black metal devient plus que jamais une voie prisée pour cultiver la transcendance, le religieux, l’extatique. Ce qui retient au premier abord l’attention de l’observateur est la ritualisation et le recours à la symbolique et à l’ornementation religieuses. Ainsi voit-on, lors des concerts ou sur les supports audiovisuels, des croix chrétiennes et des pentagrammes inversés, le chiffre 666 ou des tee-shirts portant les slogans «Fuck me Jesus» (du groupe Marduk) ou « Cut your fleesh and worship Satan » (des Français d’Antaeus). Lors des concerts, des phénomènes de transe combinés à la présence de musiciens charismatiques galvanisent le public. Une théâtralisation de pratiques cathartiques (représentations sacrificielles) s’effectue selon des codifications prédéterminées. La dimension religieuse dépasse ici la simple passion pour une musique et ses pourvoyeurs de charisme, comme pouvait l’engendrer le rock Elle est inscrite au plus profond de l’imaginaire satanique, néo-païen, nietzschéen, négativiste déployé par les musiciens et les fans » (Nicolas Walzer, op. cit.).

Lorsqu’elle s’aventure sur les territoires de la magie et des religions recomposées (satanisme, néo-paganisme…) cette recherche de transcendance prend bien évidemment des formes bien éloignée du chemin que propose l’Eglise vers Dieu, mais il reste que le black metal est foncièrement habitée par cette soif, ce désir d’Absolu. Quelle réponse plus approppriée donc (bien plus que la magie qui finalement détourne ce désir vers l’exaltation de la volonté immanente) à cette quête de la transcendance que sous-tend la recherche musicale propre au black metal,  que ce témoignage de l’activité du Transcendant dans notre monde que pourrait lui proposer (que lui proposent déjà certains groupes) une inspiration proprement chrétienne?

Faut-il dissuader l’Etat et les collectivités territoriales de subventionner des oeuvres antichrétiennes?

Posted in Christianisme et culture with tags , , , , , , on 13 novembre 2011 by Darth Manu

Les récents débordements autour de la pièce de Castelluci ont fait prendre conscience aux catholiques « modérés » de l’urgence d’établir un dialogue entre l’Eglise et une culture qui lui est plus de plus en plus étrangère, voire hostile. Les évêques ont récemment mené à Lourdes une réflexion intéressante sur le sujet:

« Intervenant à huis clos devant l’Assemblée, le cardinal Vingt-Trois a cependant mis en garde contre le recours à une « stratégie de minorité ». Une évolution du catholicisme sur le modèle des religions minoritaires, qui ne réagirait que pour se défendre, serait contraire à la tradition d’un christianisme qui revendique un rôle plus large dans le débat social et politique, a-t-il dit en substance. » 

Mais aussi:

« Car tous les évêques font le même constat : le cercle des catholiques exaspérés dépasse celui des groupuscules intégristes et activistes. Pour Mgr Éric de Moulins de Beaufort, ce sont même souvent des « catholiques assez simples, désemparés, car on se moque de ce à quoi ils croient fermement ». Une nouveauté qui inquiète l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Jean-Pierre Ricard : « Il a toujours existé un courant d’extrême droite catholique et politique, à l’action violente. Mais aujourd’hui, leurs actions sont légitimées et justifiées par des catholiques désarçonnés par la sécularisation, et qui ont le sentiment d’être bafoués. » » 

Deux écueils sont donc à éviter: rester passif face à l’outrage, au risque de négliger les réelles blessures d’une jeunesse catholique qui donne énormément pour son Eglise et pour sa foi, et celui du repli communautariste et de la rupture du dialogue avec la société, voire la tentation de la violence. Entre le silence complaisant et les jets d’oeufs et d’huile de vidange, intervenir sur le terrain des subventions publiques peut sembler un moyen terme séduisant:  on n’agresse personne, on prend position clairement, avec des propositions concrètes, et on fonde notre proposition sur le droit: le respect de la laicité (pas de financement public d’une pièce qui traite de question religieuse), la lutte contre la discrimination (c’est porteur comme sujet)…Ca a même un petit côté citoyen sympathique: un bon moyen de réduire utilement la dépense publique, en ces temps de crise financière et économique: bloquer les subventions de pièces blasphèmatoires, c’est quand plus enthousiasmant que de supprimer des postes d’infirmières ou d’enseignants ou de supprimer les allocations pour les plus démunis!

Nous avons donc une proposition de Pneumatis: une lettre envoyée  au ministre de la culture et à son secrétariat général, ainsi qu’à la mairie de Paris, dont l’argument central est le suivant:

« A travers cet amalgame entre la culture chrétienne et la terreur, la pièce dénigre non seulement les racines culturelles de notre pays, mais viole également le fondement cultuel des chrétiens. Dans un pays qui attache autant d’importance à la liberté d’expression, la critique des religions est un droit qu’il ne convient aucunement de remettre en cause. Cependant, cette critique ne devrait évidemment faire l’objet d’aucun financement ni d’aucune promotion publique, eut égard au principe de laïcité. Car de même que la république ne subventionne aucun culte, il va de soi qu’elle n’a pas non plus à en financer le dénigrement ni l’insulte. »

Cette initiative peut au demeurant se prévaloir de la bienveillance a priori du porte-parole de la CEF: Mgr Podvin. Personnellement, tout en reconnaissant l’importance et l’urgence d’établir des contre-propositions aux oeuvres d’art ouvertement hostiles au christianisme (le présent blog en est une d’ailleurs, pour rappel), je m’inscris en faux contre cette initiative en particulier, malgré toute la sympathie que j’éprouve envers son auteur, ses inspirateurs et promoteurs, qui est à rebours de l’agacement, du scepticisme, et de la tristesse que m’inspire la pièce Glogota Picnic en elle même, d’après ce que j’ai pu en lire.

Contrairement à ce qui était mon intention première, que j’avais annoncée à cerains sur facebook et twitter, je ne vais pas traiter dans ce billet de la question du financement public de la culture. J’ai conscience de tous les effets pervers de la politique culturelle française, de son impact sur les finances publiques qui sont déjà bien assez en difficulté comme ça, de la répartition souvent inégale des subventions, du caractère plus que contestable des bénéfices qu’elles apportent en terme de dynamisme de la création française. Je’ai cru comprendre également que la tendance est de promouvoir un mécénat privé par les entreprises. Je reste attaché à une certaine conception de l’Etat Providence qui me fait souhaiter une aide publique, non seulement à la diffusion de la culture mais également à son financement. Mais traiter à fond cette question me ferait dévier du sujet de ce billet et prendrais des mois de recherche et de réflexion. Une autre fois peut-être…

Cette question est en effet complexe et je comprend tout à fait que l’on puisse considérer que l’Etat n’a pas du tout à financer la culture. Maintenant, lutter contre les subventions versées au Glogota Picnic sur le fondement que  » de même que la république ne subventionne aucun culte, il va de soi qu’elle n’a pas non plus à en financer le dénigrement ni l’insulte », cela me parait une question complètement différente, qui porte sur le contenu des oeuvres ou non finançables et non sur le principe même de ce financement, et beaucoup moins tenable à mon avis. L’argument, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à son auteur sur twitter, me parait assez fallacieux. Si la loi de 1905 interdit effectivement le subventionnement des cultes (et encore la question est plus complexe qu’elle en a l’air), des oeuvres ouvertement chrétiennes à caractère culturel bénéficient également en toute légalité d’aides financières publiques.

« Le 26 février, alors qu’il venait de recevoir le césar du meilleur film, Xavier Beauvois remercia Lambert Wilson et… l’avance sur recettes du Centre national du cinéma (CNC). Il pouvait. Sans elle, Des hommes et des dieux (Grand Prix à Cannes, plus de trois millions d’entrées en salles) n’aurait peut-être jamais vu le jour… L’avance sur recettes avant réalisation, quèsaco ? Une aide financière publique qui a, aussi, permis l’existence des trois autres films français présents à Cannes en 2010 : Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, La Princesse de Montpensier, de Bertrand Tavernier, et Tournée, de Mathieu Amalric. Mais aussi de Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche, ou de quelques premiers films originaux : Angèle et Tony, d’Alix Delaporte, Belle Epine, de Rebecca Zlotowski, ou Jimmy Rivière, de Teddy Lussi-Modeste. » (www.telerama.fr).

Entre pas de Golgota Picnic ni de Les Hommes et et les Dieux ou les deux à la fois, j’ai personnellement la faiblesse de préférer la seconde option. Mais ce passage du texte de Pneumatis contient un second argument, que d’autres m’ont également opposé.

« Ca ne me choque pas qu’on subventionne une pièce qui défende des idées ou une foi. Par contre, ça me dérange que l’on subventionne une pièce qui s’attaque à des idées, une foi. Je crois que ce sont 2 choses très différentes. Une pièce religieuse ou athée, ce n’est pas la même chose qu’une pièce qui s’attaque à une religion » (Guillaume Duvillaret à Pneumatis et à moi-même sur Twitter).

J’avoue que j’ai un peu de mal avec cette distinction entre les pièces « qui défendent des idées ou une foi » et celles qui « s’attaquent à une idée, une foi ». Vous en connaissez beaucoup vous, des idées ou des croyances qui ne sont pas exclusives (y compris gravement) d’autres idées ou d’autres croyances? Avec les « principes non négociables », se dire catholique aujourd’hui, c’est attaquer implicitement tout un tas d’idées, de courants de pensées et de choix personnels, souvent reliés à des expériences et des blessures personnelles très douloureuses (ce qui n’est d’ailleurs probablement pas sans lien avec l’émergence d’oeuvres du type Golgota Picnic: « Disons que cette écriture a commencé sans écrire, elle a commencé comme toute écriture, à partir d’expériences vécues, que j’ai récupérées par la suite. C’est par exemple le cas de la peur que Dieu m’inspirait quand j’étais enfant. Ensuite, il faut donner forme à tout cela, et j’ai pensé qu’il serait plus élégant de parler d’iconographie (Mantegna, Grünewald, Giotto, Van der Weyden… ). Lorsque je cite ces fresques ou ces tableaux peints sur des toiles ou sur du bois, je fais des détours pour ne pas raconter ma peur de Dieu quand j’étais enfant, mon au revoir à Dieu et à la peur de Dieu quand j’ai cessé de croire, à l’âge de seize ans (grâce à un livre de Schopenhauer). » Entretien avec Rodrigo Garcia, dans le dossier de presse de Golgota Picnic ). Si le ressenti d’autrui face à une affirmation ou une idée est le critère de ce qui peut être ou non dit publiquement, alors tous ceux qui estiment que la religion doit être reléguée à la sphère privée ont raison (notez qu’en tant que catholique je suis fidèle à l’enseignement de l’Eglise et que j’approuve les « points non négociables »: je pointe juste le caractère très insuffisant des arguments sur le registre du pathos du type: « les chrétiens demandent à ce que l’on respectent la souffrance qu’ils éprouvent lorsque l’on s’en prend à ce qui leur est cher »).

On m’objectera qu’on peut critiquer sans insulter. Peut-on subventionner avec des deniers publics une insulte? Je répondrai que l’insulte me parait très difficile à caractériser dans le domaine de l’art: celui-ci n’a en effet pas pour vocation une plate représentation d’un « Beau » abstrait et idéalisé, mais faire contempler à l’âme des réalités difficilement communicables par le raisonnement. Ce qui l’amène à user de techniques telles la parodie, la satire et, oui…  se livrer aussi à des relectures de la Bible qui peuvent prendre extérieurement l’apparence d’un blasphème. Lisez certains poèmes de William Blake, pourtant un auteur chrétien… La question n’est pas de savoir si l’art outrage ou insulte, mais s’il le fait de manière gratuite ou qui donne à penser.

Donc, non seulement la « morale » de l’art, les valeurs qui lui sont propres, ne sont pas tout à fait les mêmes que celle de la morale, mais le jugement qui porte sur l’oeuvre d’art n’est pas dans sa nature du même type que celui qui évalue si un acte est ou non moral. Le jugement moral est en effet déterminant: « c’est bien » ou « c’est mal ». On en dispute: c’est-à-dire qu’on peut le trancher sur la base des normes qui s’imposent aux deux interlocuteurs (avec des nuances certes). La morale n’est pas censée être subjective.

Pour le jugement esthétique, c’est très différent (et oui, je suis ultra kantien sur cette question). S’il tend effectivement vers la représentation d’une vérité universelle qui est la Beauté, l’appréciation de celle-ci comporte une part de subjectivité, à la différence du Bien: tel morceau de musique, tel tableau touchera une personne mais rebutera l’autre, sans qu’on puisse dire que l’une est en tort et l’autre dans son bon droit.  Pour autant, il ne s’agit pas purement d’une appréciation purement subjective, comme les jugements qui portent sur l’agréable (est-ce que ce vin est bon, est-ce les haricots verts sont meilleurs que les frites…?). L’art tend vers l’expression d’une vérité universelle qui s’impose à tous, celle du Beau, sans jamis totalement y arriver. On en discute donc, plutôt que d’en disputer: c’est-à-dire que l’on tend vers un accord, sans jamais totalement y parvenir.

Alors est-ce que la représentation outrageante du christianisme que la pièce Golgota Picnic propose s’inscrit dans un débat artistique légitime, dissimulant derrière l’insulte une vraie réflexion sur la nature de la foi et l’Eglise, digne d’être discutée et non disputée, ou est-ce qu’elle est purement insultante. Personnellement, je tendrai pour la seconde solution, et en tant que chrétien, je suis choqué de certaines des scènes qu’elle semble proposer (je n’ai pas vu la pièce et je n’en est pas franchement envie). Cela dit, quand je lis le dossier de presse, par exemple:

« Cette partie est une sorte de réponse ex negativo à la première, sans parole ni image. Beaucoup de gens ont pensé que c’est dans cette seconde partie que la pièce atteint un autre niveau, spirituel ou supérieur, comme si la musique « niait » la partie théâtrale. Pour moi c’est l’inverse : toute la destruction de la figure de Christ au début relève d’un amour pur, elle est la conséquence logique d’une transformation historique. Regardez l’histoire de la peinture. D’abord, il y les icônes byzantines : le Christ n’y est pas encore un homme. Ensuite,c’est progressivement une humanisation, une « incarnation » à travers les siècles. Et si vous comparez Les Sept Dernières Paroles de Haydn avec les Passions de Bach, chez Bach, le Christ porte encore sa couronne, il dit « Je suis le Roi », et le choeur répond « Tu le dis » – et il a besoin d’un double choeur, d’un choeur d’enfants, d’un double orchestre, de quatre solistes, d’un narrateur… Le Christ de Haydn n’a besoin que de quatre instruments à cordes ou d’un pianiste. Il est maintenant absolument homme, devenu humain comme le personnage d’un opéra de Mozart. Rodrigo accomplit alors le dernier pas. Il dit des choses invraisemblables, bien sûr, il compare le Christ à un terroriste, il ose des comparaisons très perturbantes, mais également drôle, il lui fait dire : quand on n’a que douze personnes qui vous suivent, il vaut mieux se retirer de la politique… Certes, c’est radical mais, le spectateur, qui reste bouche bée, parvient aussi, à travers cet étonnement et ces chocs, à une interrogation spirituelle, à une réévaluation de la figure du Christ » (entretien avec Marino Formenti dans le dossier de presse).

… Je ne suis pas nécessairement très convaincu, pas du tout même, mais dans mon for intérieur, je dois reconnaitre que je n’en sais rien, que ça se « discute »…

L’article du Chafouin sur la polémique donnait un autre argument en faveur d’un combat sur le terrain du financement public:

« Des actions fermes mais non-violentes sont possibles. Distribution de tracts, dialogue avec les organisateurs, avec les élus, interpellation sur la distribution de subventions pour un spectacle qui heurte les sensibilités (quelle collectivité oserait subventionner Dieudonné, par exemple?), sont des pistes possibles ».

La question n’est pas de savoir à mon avis quelle collectivité « oserait » financer Dieudonné, mais si elle peut le faire, certaines des représentations de cet humoristes lui ayant valu d’être condamné pour diffamation publique à caractère racial. Sur cette question, qui est celle du conflit entre la liberté d’expression et le respect des personnes, il est clair que l’artiste n’est pas au dessus des lois. Il s’agit d’ailleurs d’une vieille polémique, comme en témoigne la controverse autour des libelles aux 18ème siècle. Pour ma part, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer dans un article précédent, je conjugue ma foi catholique avec un certain attachement pour la démocratie, et la liberté d’expression qu’elle garantit constitutionnellement. C’est pourquoi entre la voie préventive face à l’injure publique (censure préalable: par exemple faire pression sur les collectivités pour interdire la représentation, ou chercher à l’entraver en gênant son financement) et la voie répressive (le procès pour undélit constitué: injure, diffamation, discrimination…) je choisis résolument la seconde. Je reconnais qu’elle est très difficile à appliquer, comme ce billet de Nicolas Mathey tend à le démontrer, et je dis « tant pis! »: la liberté d’expression a plus de prix pour moi que l’interdiction d’une ou deux pièces obscures jouant la provo facile. Vous pouvez consulter à ce sujet ce billet d’Eolas, qui rejoint mon avis en l’exprimant mieux que moi.

Je suis également très réservé sur le principe face à des arguments du type: « je ne veux pas que mes impôts servent à payer une pièce qui outrage ce qui m’est cher ». Il est vrai que le prélèvement des imôts en France repose sur le principe du « consentement » de chaque citoyen:

 « L’obligation de déclarer ses revenus relève d’un autre principe : le consentement à l’impôt. Les premières critiques émises à l’encontre du système d’Ancien Régime ont porté sur la question de l’impôt et, en particulier , s ur le fait que les sujets ne pouvaient pas indiquer leur consentement à l’impôt. L e régime politique anglais s’est peu à peu démocratisé à partir cette question, en laissant une place grandissante au Parlement en matière de finances publiques ( Pétition des droits , 1628). En France, le principe de consentement à l’impôt a été définitivement acquis avec la Révolution française et la Déclaration des droits de 1789. Tous les citoyens ont le droit de consentir librement à la contribution publique, par eux-mêmes ou par leurs représentants (ex : députés), et d’en suivre l’emploi (art.14). Aujourd’hui, lorsque le Parlement vote les lois de finances, il accorde son consentement, et celui du peuple qu’il représente, à l’impôt » (vie-publique.fr).

Je rappelle néanmoins que la décision définitive de l’Etat ou des collectivités d’accorder ou non telle ou telle subvention s’appuie sur  le principe de la volonté générale, qui diffère de la somme des intérêts particuliers pour le droit français. L’utilisation du lobbying, qui est la proposition de Pneumatis, correspond certes à une tendance croissante inspirée de la conception anglo-saxonne du droit. Je voudrais juste remarquer qu’elle ne va pas de soi, et pose un débat de fond sur la manière dont nous concevons le fait de vivre ensemble dans une démocratie multi-culturelle:

« Dans la conception française, l’intérêt général ne résulte pas de la somme des intérêts particuliers. Au contraire, l’existence et la manifestation des intérêts particuliers ne peuvent que nuire à l’intérêt général qui, dépassant chaque individu, est en quelque sorte l’émanation de la volonté de la collectivité des citoyens en tant que telle. Cette conception, exprimée par Rousseau dans Le contrat social et, à sa suite, du fait de son influence au moment de la Révolution française, dans une grande partie de l’histoire juridique française, est celle de la  » volonté générale « . Or, si  » la loi est l’expression de la volonté générale  » (art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789 ), il ne peut être admis que des groupes d’intérêts puissent tenter d’influencer son auteur, à savoir les parlementaires. La tradition issue de la période révolutionnaire est dès lors marquée par la défiance, la suspicion envers toute tentative de manifestation d’appartenance à un groupe d’intérêts particulier. Les corporations de métiers sont interdites comme les syndicats ouvriers (loi le Chapelier, 1791) : il faut attendre 1901 pour qu’une loi sur la liberté d’association soit votée. Il n’est en effet que tardivement admis que l’État puisse être concurrencé dans sa mission de détermination et de poursuite de l’intérêt général. Si l’action des lobbies est avérée en France, elle n’a donc aucun caractère officiel. Cependant, l’évolution récente liée à la montée des réflexes communautaristes tend à infléchir cette conception » (vie-publique.fr).

Je ne vais pas trancher sur cette question, même si subjectivement,  je tend à préférer une conception de la volonté générale distincte de la somme des intérêts particuliers. Je voulais juste faire remarquer que la démarche qui consiste à cosntituer des groupes de pression sur les élus n’est pas une évidence, mais engage une conception de la vie politique bien précise, qui n’est pas la seule possible, qui est très respectable en elle-même mais qui ne s’impose pas avec la force d’une évidence, et qui pour ma part me déplait par le fractionnement de la société en groupes d’influence qu’elle semble opérer (et me remémore cet  extrait de la tribune de plusieurs catholiques dans le monde sur la pièce de Castelluci: « La question qui se pose, au fond, est simple et essentielle : voulons-nous laisser notre société se scinder en plusieurs groupes qui s’ignorent et se craignent ? Face à ce danger, une seule voie est possible : nous devons accepter de renouer un vrai dialogue, risquer l’aventure de l’écoute, de la confiance et de l’échange rationnel autour de la question de la foi« ).

Ce qui m’amène à l’argument du courrier de Pneumatis qui a failli me faire tomber mon smartphone des mains, lorsque je l’ai lu pour la première fois:

« A l’exemple du récent rassemblement interreligieux à Assise, où plus de 300 dignitaires de toutes les religions, ainsi que des non-croyants, étaient réunis, l’heure est plus que jamais au dialogue et à l’amitié, dans le but commun de servir la paix. Aussi, vous conviendrez que de contribuer financièrement à un fond de commerce, dont le produit a pour vocation de nuire à la paix entre les chrétiens et les non-chrétiens, est pour le moins contraire à l’esprit d’un pays qui se veut profondément humaniste, soucieux de la paix et du respect de chacun« .

Malgré tout le respect et l’admiration que je voue à l’auteur de ce passage, et toute mon immense reconnaissance pour l’effort prodigieux de dialogue qu’il a fait jusqu’ici avec des métalleux, pourtant pas toujours tendres avec lui loin s’en faut, dans le cadre de la polémique sur le Hellfest, je trouve que ça sonne un peu: « Viens fermer ta gueule, pour qu’on puisse dialoguer toi et moi! ».  C’est-à dire que ce paragraphe pose à mon avis comme préalable au dialogue d’agréer à une position qui est précisément l’objet de celui-ci, un peu comme si le Pape avait demandé que ne viennent à Assise que des personnes qui reconnaissent que Jésus est Fils de Dieu et sans péché, puisque dire le contraire blasphèmerait sa part divine et constitue une offense pour la foi de tout chrétien.

Alors certes, entendre traiter le Christ de « terroriste » sonne plus mal à mes oreilles que la qualification de « prophète » qui lui est attribuée par le Coran.

Cela dit, la règle, quand on pose un dialogue, est de partir du terrain commun, et de définir les noeuds de divergences. En l’occurrence, ce qui s’oppose, c’est le refus absolu du blasphème pour les catholiques, et la défense de la liberté artistique pour les partisans de Golgota Picnic et autres. On l’a bien vu aux réactions de certains lecteurs du Monde au titre de la tribune récemment publiée par plusieurs personnalités catholique: « Le symbole du Christ doit être respecté par les artistes« . La question de la censure, et tout particulièrement quand on abord des qustions religieuses, est douloureusement sensible chez la plupart de nos contemporains.

La question qu’on peut alors  se poser est la suivante: est-ce que convaincre les mécènes d’oeuvres apparemment antichrétiennes de retirer leur financement est de nature à encourager un dialogue entre croyants et non croyants sur la gravité du blasphème, ou à empêcher celui-ci. Je pense que l’histoire récente nous donne quelques exemples éclairants. Rien que concernant la polémique sur le Hellfest, j’en trouve deux.  Les pressions sur les sponsors du Hellfest en 2009 ont partiellement réussi, puisque Coca-Cola a alors décié de retirer sa participation. Loin de sensibiliser les métalleux hostiles au christianisme aux blessures que certains groupes infligent aux chrétiens, cette décision les a révoltés, et a été le point de départ d’une guerre de tranchée qui dure encore. Bien plus, cela a profondément blessé ceux qui étaient à la fois catholiques et métalleux, ou qui essayaient déjà de susciter le dialogue. Alors certes, des éléments positifs ont surgi peu à peu de ce bourbier, mais comme l’Evangile dit: « il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui le scandle arrive ». Second exemple: l’initiative du blog Les Yeux Ouverts qui a réussi à entrainer la déprogrammation par le Hellfest du groupe Anal Cunt. Bien que la polémique portait sur un sujet éminemment plus consensuel que le blasphème, la shoah, les réactions, même des métalleux les plus favorables en principe au dialogue avec les cathos, furent hystériques, et leur violence m’a éffaré au point que j’ai ressenti alors le besoin de créer la page facebook « Pour un dialogue constructif sur les relations entre metal et christianisme » pour essayer de calmer un peu le jeu. Ce que ces exemples nous rappellent à mon avis, c’est qu’il n’est ni réaliste ni constructif d’essayer de mener de front à la fois une démarche de dialogue et une démarche de pression via les autorités publiques et les sponsors. Que chacun réfléchisse en conscience à la manière dont il réagirait à une sollicitation menée sous cette forme, et il réalisera que prétendre dialoguer tout en organisant simultanément une forme de censure, quelle qu’elle soit (et chercher à entraver le financement d’une manifestation culturelle est une forme de censure) d’un discours toléré par la loi est i-n-a-c-c-e-p-t-a-b-l-e aux yeux de n’importe quel contradicteur ou même de la plupart des observateurs plus ou moins neutres.

Donc il faut choisir: soit on dialogue, soit on cherche à censurer, mais chercher à faire le deux à la fois, c’est vraiment tomber dans la fausse solution de compromis rose bonbon. Franchement, ce type de propositions me fait relire avec plus de bienveillance les accusations venant des cathos « durs » telles que « bisounours », « tièdes », « cathos honteux »… Ca pue la mauvaise conscience du type qui a des remords après une bonne engueulade et qui va un peu forcer dans l’autre sens pour essayer de tout arranger. C’est de la mobilisation sous le coup de l’émotion, avec tous les effets pervers de ce type de réaction. J’ai bien compris que cette initiative visait à donner aux jeunes cathos blessés par la pièce (qu’ils n’ont pas encore vu pour la plupart et qu’ils ne sont pas obligés de voir mais ce n’est pas grave) une alternative pacifique au militantisme dur d’organisations d’extrême droite, pour faire barrage au pouvoir de séduction de ces dernières. Le problème, c’est qu’il ne s’agit pas dans les faits d’une véritable alternative, mais de la même démarche reformulée de manière plus consensuelle. On prend le coeur de l’action de Civitas: le lobbying auprès des élus pour contourner le problème posé par la liberté d’expression, et on remplace les jets d’oeufs et d’huile de vidange par de grands appels généreux au dialogue. Le problème est que comme je viens de le montrer, cette contre -proposition est remplie de contradictions internes et présente au final un projet affaibli par rapport à celui de Civitas car moins cohérent. Il ne va pas plus convaincre les partisans de la pièce de dialoguer, car il s’assied royalement d’emblée sur ce qui leur est le plus cher: le supposé « droit au blasphème », et il va à mon avis plutôt faire rire qu’autre chose les cathos partisans de Civitas, car les mêmes (pas seulement Pneumatis) qui n’avainet pas de mots assez durs pour condamner ces dernières semaines leur démarche ne trouve rien de mieux à proposer à la place qu’une version délayée de ce qu’ils ont déjà tenté. Car cette nouvelle tentative de lobbying a de bonnes chance d’échouer, comme la plupart de celles qui l’ont précédée ces dernières années, augmentant encore le désespoir des jeunes cathos, et entre ceux qui proposent un lobbying « mou » sur fond d’un dialogue rendu impossible par cette même initiative, et ceux qui revendique un lobbying avec des couilles, décomplexé sur la question de la confrontation, le choix sera à mon avis vite fait. Ce type d’initiative confirme les « durs » dans leurs opinions, et affaiblit la position des partisans du dialogue.

Et puis il y a à mes yeux quelque chose de malsain dans la façon dont tout le monde se retourne contre la pièce Golgota Picnic après s’être déchiré la tronche sur celle de Castelluci. Comme si elle était la victime expiatoire d’une sorte de grand rituel païen de la réconciliation entre cathos, le bouc émissaire commode, sans ambiguité apparente, le vrai méchant contre lequel tout le monde s’unit à la fin. Avec à mon avis le risque d’un nouveau décalage avec la réalité et de nouvelles injustices envers des personnes…

Alors j’entends déjà mon « meilleur ennemi » Le Yeux Ouverts m’adresser à nouveau les critiques qu’il avait déjà émises après lecture de mon billet sur la christianophobie. Il est clair que ce billet s’inscrit en faux d’une part contre une position du porte-parole de la CEF en faveur de l’appel aux élus contre les subventions publiques accordées à la pièce. Maintenant, je ne crois pas que Mgr Podvin, avec tout le respect sincère que j’éprouve envers sa personne et son ministère, énonce alors un avis qui engage la foi de l’Eglise, mais qu’il émet une proposition d’ordre tactique. Je pense que j’ai le droit de ne pas être d’accord avec une telle proposition sans que quiconque ait à émettre des soupçons sur ma communion avec l’Eglise, tant que je le fais de façon argumentée et respectueuse. Je pense que sur ce type de questions, même les évêques ne sont pas nécessairement d’accord entre eux et qu’il ne faut pas confondre communion avec l’Eglise et  conformisme intellectuel.

En second lieu, Les Yeux Ouverts aime à souligner que je ne cite jamais la Doctrine Sociale de l’Eglise. Alors j’admets que je la connais assez peu. Cela dit, il m’arrive de la parcourir, et je n’y ai jamais lu que l’appel à la censure préalable ou au lobbying sur les élus était le moyen qui s’imposait à tout catholique pour faire face à la déchristianisation de la culture. Par contre, je considère que de telles méthodes ne vont pas de soi dans un cadre démocratique et pluraliste, et j’avais cru comprendre qu’on pouvait se dire catholique tout en étant attaché à ce dernier. Peut-être me suis je trompé ou ai-je été induit en erreur sur ce dernier point, mais dans ce cas j’aimerais qu’on me le dise clairement.

Professeur d’histoire des religions à la faculté de théologie de l’université Marc-Bloch à Strasbourg, et éminent historien de l’art, le dominicain François Boespflug a rappelé à ce sujet une belle vérité que j’aimerais rappeler pour conclure la partie « critique » de ce billet:

« On ne peut aucunement en faire une question politique, et espérer faire interdire ce qui est de l’ordre de l’opinion. La censure a bien plus d’inconvénients que la liberté religieuse ! On peut débattre sur le registre religieux – une œuvre nourrit-elle la foi, l’espérance et la charité ? – ou sur le registre artistique, et les chrétiens ne doivent pas hésiter à s’exprimer. Il reste tout à fait possible de développer un point de vue critique par rapport à ceux qui se moquent ! Dans le cas de Castellucci, je ne m’explique pas qu’une pièce assez médiocre fasse tant de bruit. Pour autant, je me réjouis qu’elle puisse être représentée dans mon pays, et je me déclare prêt à défendre coûte que coûte la liberté d’expression… qui me permet de dire que bien des œuvres qui défraient la chronique ne valent pas vraiment ledéplacement ! » (entretien dans La Vie du 9/11/2011, par Joséphine Bataille)

Conclusion: Que faire? 

Comment donc poser ce fameux dialogue, puisque la passivité n’est pas non plus une solution, comme en témoigne la radicalisation des jeunes catholiques en réaction à une certaine « pastorale de l’enfouissement »? J’ai bien aimé les propositions de Jean-Baptiste Maillard et certaines de celles  du Spirituel d’abord (pas la seconde par contre).  La meilleur façon de dialoguer avec le monde de la culture, c’est de se placer sur cette dernière, en soulignant d’une part tout ce qu’il ya de cliché ou de faux dans certaines représentations contemporaines du christianisme, comme le présent blog essaie de le faire pour le black metal, et en proposant des alternatives artistiques qui montrent que l’apport de la foi chrétienne peut renouveler la perception et la mise en forme de la Beauté, comme là encore j’essiae de le faire en essayant de mieux faire connaitre la scéne chrétienne du black metal et en essaynt de contribuer à lui donner une assise théorique.

Je voudrais pour conclure ce billet rappeler deux principes qui me paraissent pouvoir cadrer utilement la réflexion des uns et des autres.

D’une part, je ne pense pas qu’il y ait lieu de choisir son « camp » entre les artistes blasphémateurs et les manifestants. L »Eglise est une communion, c’est certain. Elle n’est pas pour autant un club de rugby. Il n’y a pas les cathos et les autres. Telles que je vois les choses, on a d’un côté un metteur en scène et auteur qui a très profondément souffert dans sa jeunesse d’une compréhension erronée du christianisme, qui a longtemps été une source de terreur dans sa vie d’enfant et d’adolescent, et qui décompense dans ses pièces. Et de l’autre, on a des jeunes qui souffrent de la déchristianisation apparente de la société et de la culture, souffrance renforcée par une conception parfois discutable et simpliste que certains d’entre eux ont de l’art et du péché de blasphème. Et cette souffrance obscurcit également leur discernement en leur faisant approuver ou participer à des opérations violentes, sinon physiquement, du moins psychologiquement (il n’y a qu’à lire les commentaires sur certains blogs et certaines pages facebook). Personnellement, je comprends les souffrances exprimées des deux côtés, et je désapprouve chacun des discours qu’elles ont engendrés. Je n’établis pas de hiérarchie entre les blessures personnelles et les erreurs de discernement de mes prochains en fonction de la proximité éventuelle de leurs croyances et des miennes.

Alors certes il y a le Christ, outragé par les auteurs de Golgota Picnic, et par ceux des manifestants qui ont choisi la violence et l’idéologie pour défendre leur foi. Le Christ dont il faut rappeler au monde de la culture qu’il s’est sacrifié pour l’ensemble de l’humanité, et dont le témoignage d’amour infini à donné à cette culture une grande partie de ses chefs d’oeuvres. Mais le Christ également qui nous a rappelé qu’il ne faut seulement aimer nos rpoches, mais nos ennemis également comme nous-mêmes. Et qui nous invite à mon avis à écouter les reproches qui sont faits à l’Eglise pour mieux y répondre, à comprendre ce qui a pu conduire ceux qui nous détestent à se détourner de lui, avat de les condamner. Et chercher à les faire taire, ce n’est pas la solution. Si j’appelais à assécher financièrement Civitas, au delà des question de possibilité d’une telle entreprise,  je pense que cela serait pris par beaucoup comme une manière de jeter de l’huile sur le feu. Alors pourquoi faire de même avec Golgota Picnic?

A ce sujet, j’étais assez peu surpris par le courrier de Pneumatis en lui-même, car je le sentais venir depuis une de ses intervention sur le blog note de Radio Notre Dame il y a quelques semaines. Il y a juste une petite chose qui m’a un peu heurté quand même:

« J’attire votre attention sur le fait que l’auteur de la pièce use sciemment de ce dénigrement à des fins mercantiles, puisqu’il dit lui-même dans un entretien pour le festival d’automne parisien : « Mes pièces sont toujours mal reçues. Une bonne partie du public est bête : il continue à remplir les théâtres, parfois juste pour réprouver ce qu’il voit. […] En ce qui me concerne, le comportement de ces gens porte ses fruits : vu qu’ils paient leur billet d’entrée, ils nous permettent de gagner de l’argent pour vivre. » Voilà ce que vous dit l’auteur de cette production du festival d’automne parisien. »

A mon avis, c’est un détournement de citation pur et simple, que j’imagine dû à l’émotion… Cette citation, extraite d’une interview citée dans le dossier de presse de la pièce, répond à la question suivante: « De quelle façon votre pièce a-t-elle été reçue lors de sa création en Espagne ? » Pour moi, il est évident, après avoir lu l’intégralité de l’entretien, que le metteur en scène ne dit pas qu’il cherche à choquer pour gagner de l’argent, mais qu’il relativise la mauvaise réception de ses pièces en disant qu’au moins ceux qui les critiquent contribuent aussi à leur façon à leur existence en les finançant. C’est sûr que ce n’est pas super cool de dire « une bonne partie du public est bête », mais quand on lit l’ensemble du dossier de presse, il est clair que les choix de mise en scène de l’auteur obéissent à des mobiles artistiques, aussi contestables  soient-ils en eux-mêmes, et non à l’appât du gain. Diaboliser l’adversaire tout en appelant au dialogue, il fallait le faire, et c’est pour moi le signe d’un discernement qui est encore amené à se préciser et à s’étoffer.

En second et dernier lieu, je vois nombre de personnes, sur Twitter, sur Facebook, qui s’émeuvent de la polémique actuelle et déplorent tous ces conflits et toutes ces polémiques  et toutes ces divisions au sein de l’Eglise. Si je comprends leur lassitude, qui est souvent aussi la mienne, je suis tenté de leur dire quand même: « et alors? ». Pierre et Paul se sont frités sévère aux premiers jours de l’Eglise, et la Communion de celle-ci n’en a pas pour autant souffert, au contraire. Ce sont des questions importantes dont il est question: du blasphème, du rapport de l’Eglise à la culture, à la démocratie, au monde politique. Mieux vaut affirmer clairement nos désaccords, plutôt que de les dissimuler sous le silence  et les compromis de façade. C’est sûr que c’es t moins agréable à vivre que le Frat ou les JMJ, et j’en sais quelque chose, moi qui me retrouve à aligner un blogueur dont je me sens particuièrement proche dans mes opinions, qui a été le premier à lire le présent blog, à le commenter et à m’encourager, sans lequel je ne me serais peut-être pas autant investi dans la cathosphère. C’est difficile de se dire les choses en face, mais le conflit d’idées n’est pas à craindre en lui-même: c’est lui aussi qui fait que notre Eglise est vivante, qu’elle a des propositions à faire à un monde qui nous comprend de moins en moins. Ce qu’il faut, c’est trouver un moyen de dédramatiser ces conflits, de condamner les idées tout en respectant les personnes. A ce titre, j’ai été touché par ce très beau témoignage, sur un blog dont je réprouve pourtant  les idées et dont je n’aime pas la sensibilité, et sur lequel je conclus quand même, parce que condamner les idées, ce n’est pas la même chose que refuser d’écouter la parole qui les porte et qui peut à l’occasion nous déplacer.