Matthieu 21, 28-32 (Kiss the Devil)

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« En ce temps-là,
Jésus disait aux grands prêtres et aux anciens du peuple :
« Quel est votre avis ?
Un homme avait deux fils.
Il vint trouver le premier et lui dit :
‘Mon enfant, va travailler aujourd’hui à la vigne.’
Celui-ci répondit : ‘Je ne veux pas.’
Mais ensuite, s’étant repenti, il y alla.
Puis le père alla trouver le second et lui parla de la même manière.
Celui-ci répondit : ‘Oui, Seigneur !’
et il n’y alla pas.
Lequel des deux a fait la volonté du père ? »
Ils lui répondent :
« Le premier. »
Jésus leur dit :
« Amen, je vous le déclare :
les publicains et les prostituées
vous précèdent dans le royaume de Dieu.
Car Jean le Baptiste est venu à vous sur le chemin de la justice,
et vous n’avez pas cru à sa parole ;
mais les publicains et les prostituées y ont cru.
Tandis que vous, après avoir vu cela,
vous ne vous êtes même pas repentis plus tard
pour croire à sa parole. » »

Sur les événements tragiques de vendredi dernier, je n’ai rien à dire d’utile ou d’intéressant, et je vais donc me taire, pour laisser la parole aux victimes survivantes et aux nombreuses personnes beaucoup plus qualifiées que moi sur les questions qu’ils soulèvent.

La coïncidence de deux épisodes dérisoires, en marge de ces attentats, me conduit cependant à revenir, des années après, à ce blog, que j’ai longtemps délaissé au bénéfice d’Aigreurs administratives, pour une très rapide réaction à chaud, rien de bien transcendant:

  • L’opportunisme idéologique du « Collectif pour un festival respectueux de tous »:

Ce collectif, composé majoritairement de catholiques membres ou proches du réseau Ichtus, a jugé utile, même pas trois jours après les attentats, alors que de nombreux metalleux étaient encore en deuil (même si, contrairement à ce que son nom suggère, Eagles of Death Metal , dont un membre est par ailleurs pasteur protestant, n’est pas un groupe de metal, et encore moins de death metal, il y avait des metalleux , ou des proches de metalleux, dans le public, y compris un journaliste des Inrocks, et le Bataclan est une salle que cette communauté connait bien, et dont elle garde beaucoup de souvenirs heureux) , de publier un article liant cet attentat à son petit combat personnel, en soulignant que le groupe jouait « Kiss the Devil » et qu’il avait récemment partagé un concert avec une formation dénommée « JC Satan ». Après avoir cité in extenso le communiqué de l’OEI, quasiment comme un texte appuyant certaines de leurs analyses sur le rock, ses membres écrivaient:

« Par ailleurs, chacun(e) est en mesure de le comprendre, au moins les bonnes volontés : plaisanter et/ou diner avec Satan, même avec une grande cuillère ;  diffuser et légitimer l’antichristianisme au nom, nous le redisons à nouveau,  d’une conception dévoyée de la liberté d’expression,  c’est tout simplement irresponsable et la manifestation d’un individualisme destructeur du bien commun et de la concorde. Merci à « Libération » pour cet article ! Non, décidemment, nous ne serons JAMAIS cet « ESPRIT CHARLIE LA ! »
A l’occasion de cette infâmie perpétrée par qui l’on sait, on mesure la distance qu’il y a entre la violence de ces extrèmistes dépourvus de toute humanité et la protestation que nous manifestons / Hellfest qui pourtant nous taxe justement, avec d’autres, d’extrémistes : il devient plus qu’urgent d’utiliser les mots à bon escient.

Depuis le temps que nous dénonçons la programmation sataniste et antichrétienne du Hellfest diffusant des messages de haine avec le concours des autorités publiques mais aussi l’argent public, Hellfest comme pouvoirs publics seraient bien inspirés de tirer toutes les leçons de cette tragédie et par conséquent de faire enfin preuve de responsabilité et, par conséquent encore, de faire le tri dans la programmation 2016. »

 

Je ne me suis jamais senti, moi non plus, spécialement « Charlie », comme je l’indiquais dans un billet sur Aigreurs administratives. Et je ne pense pas que le deuil et /ou la compassion fonctionnent comme des réfutations a priori d’un éventuel arrière-plan politique , culturel ou philosophique qui poserait éventuellement question. Je n’aime pas le discours de Charlie Hebdo sur l’Islam. Je ne pense pas que les morts rendent caduques le débat sur l’islamophobie. Je ne me souviens cependant pas m’être précipité pour instrumentaliser leur mort au profit de la dénonciation de l’islamophobie, du racisme ou du post-colonialisme (même si certains l’ont sans doute fait, et même si je suis profondément convaincu que de telles questions se posent dans notre société française).  Et j’essaie, sans toujours y parvenir, de penser sur plusieurs niveaux, et de prendre en considération parallèlement, sans les opposer ni minimiser l’un par l’autre, les questions « systémiques » globales, et les rapports individuels victimes/agresseurs, qui ne reproduisent pas toujours les premières, loin de là (il n’y a d’ailleurs jamais qu’une seule cause, même systémique, à un événement, et partir d’un seul angle de vue  ou d’une seul grille, que ce soit l’économie, la géopolitique, la religion, la responsabilité individuelle etc., pour en rendre compte ne me parait jamais fructueux). Et d’observer un temps, sinon de silence, du moins de réserve, par rapport aux tragédies individuelles, qui débordent toujours des rapports sociaux/politiques,/de pouvoir etc., sans non plus jamais s’en détacher totalement. C’est du moins ce que j’ai essayé de faire en janvier, peut-être de manière insuffisante, et cette semaine encore, confronté aux statuts de contacts qui étaient conduits par un choc bien compréhensible à tenir des discours à mon sens excessifs, voire déraisonnables et politiquement dangereux.

J’ai donc été quelque peu étonné de lire cet empressement à faire de cette tragédie une nouvelle flèche à rajouter au carquois de leur arsenal anti-metal et « contre-culture », de cette manière de reprendre quasiment à leur compte le jugement (mais non les méthodes, on est bien d’accord) de l’OEI sur le rock, de tirer parti de ce massacre pour se défendre d’être extrémiste (« vous voyez, il y a pire que nous! »). J’ai interpellé leur compte Twitter sur ce que j’ai d’abord considéré comme une maladresse, et la conversation s’est mal … passée, au point que j’ai fini par les bloquer. Loin de nuancer ou tempérer leurs propos, ou même de convenir que le moment était un peu délicat, ils m’ont sommé de prendre position sur les propos et l’imagerie satanistes de certains groupes invités au Hellfest, tels que Watain ou Archgoat.

Ce qui, au regard du second événement que je souhaitais évoquer dans ce billet, prend une résonance assez ironique.

  • La solidarité et la compassion du Temple de Satan:

Le chapitre de Minneapolis du Temple Satanique a publié ce mercredi sur son site et sa page Facebook le communiqué suivant:

If there is anyone in the Minneapolis area who is Muslim and afraid to leave their home out of fear for some kind of backlash, don’t hesitate to reach out to us. We would be glad to escort you where you need to go without advertising our presence – just big dudes walking you where you need to be. We would also happily accompany you so you can get some groceries. Our offer to the Muslims of the Twin Cities comes from a place of genuine compassion for our fellow human beings. It’s not to ride the tide of sentiment or capitalize on people for further name recognition. Let us know if you or someone you know need the sort of assistance we are offering. If you have contact with the Muslim community, make them aware of our service as well. They can contact us at: curt@thesatanictempleminneapolis.com or our facebook page: https://www.facebook.com/tstmsp/

Ces satanistes, dont on aurait pu penser qu’ils tireraient de l’attentat un nouveau prétexte pour justifier leur hostilité aux religions monothéistes qui se réclament d’Abraham et de son alliance avec Dieu, proposent aux musulmans qui redouteraient de sortir seuls de chez eux de les escorter, de la manière la plus discrète et la moins intrusive possible. De cette manifestation de solidarité, dont beaucoup, beaucoup, beaucoup de chrétiens seraient bien avisés de s’inspirer, je retire les réflexions suivantes:

  1. Je n’ai jamais vraiment compris les réactions extrêmes que semblent susciter chez de nombreux chrétiens les groupuscules satanistes. Ou plutôt, j’ai toujours plus ou moins assimilé ces réactions à une forme de superstition. Il ne viendrait à (presque) personne de suggérer que parce qu’on est chrétien, on est gentil ou dans une relation authentique et profonde avec Dieu. Il me parait assez évident qu’en sens inverse, se dire sataniste n’implique pas une profonde dureté de coeur, et encore moins des liens surnaturels avec des entités maléfiques. J’ai eu ma période où j’ai visité un certain nombre de sites satanistes, où j’ai lu des livres de et sur des satanistes, et l’épithète qui m’est venue à l’esprit est moins « maléfique » qu' »excentrique ».  Entendons-nous bien: tout ce que j’ai lu ou entendu de « sataniste » oscillait pour moi entre un peu ridicule et franchement nocif, et je ne troquerais pas ma foi chrétienne pour aucun de ces discours. Mais cette initiative de membres du Satanic Temple me confirme que l’Esprit souffle où il veut, et que les satanistes ne sont pas moins susceptibles d’annoncer le Christ aux chrétiens que les collecteurs d’impôts et les prostituées des évangiles aux docteurs de la loi, même sans passer par une « conversion » formelle et explicite et un changement de religion. Le coeur (ou le déficit de coeur) déborde les opinions et les engagements idéologiques, même les plus provocants. Il n’y a pas d’essence religieuse qui vient prédéterminer les actes d’une personne. Les actions  individuelles des personnes donnent sa consistance à cette essence religieuse, ou au contraire la vident de sens, quelle que soit cette religion et la réalité et la nature de sa relation à Dieu. Car Dieu s’adresse à des personnes individuelles, aime des personnes individuelles, et non des essences.

2. Le collectif Provocs Hellfest me reproche de ne pas suffisamment m’indigner de la présence de symboles satanistes au Hellfest. Quelques dizaines d’heures après, je tombe sur une organisation authentiquement sataniste (contrairement à plusieurs des groupes qu’ils dénoncent) qui fait preuve d’un sens des responsabilités et d’une solidarité dont ce collectif m’a paru cruellement manquer cette semaine, que ce soit par son instrumentalisation militante de l’attentat, ou par son discours sur l’Islam. Après avoir souligné sur son blog la présence de groupes « anti-Islam » au Hellfest, sans que je parvienne complètement à déterminer si c’est pour s’en féliciter (ces groupes s’opposeraient au « politiquement correct ») ou pour les dénoncer ( les contacts avec les médias etc.), il en tire sur Twitter un certain nombre d’affirmations générales sur l’Islam et le « multiculturalisme »:

J’avais déjà relevé dans un précédent billet, en 2012, la contradiction entre leur dénonciation de l’islamophobie du groupe de black metal Taake et leurs sympathies avérées pour nombre de sites catholiques très hostiles à l’Islam. Je constate aujourd’hui aujourd’hui que leur très haute idée de la culture chrétienne et de la lutte contre le « relativisme » et le satanisme leur fait envisager les questions liées à l’Islam ou aux minorités exclusivement en termes de divergences idéologiques, là où des satanistes, pas plus suspects de sympathies particulières envers l’Islam, et sans engagement devant Dieu, se soucient des conséquences, potentiellement graves, de ces divergences idéologiques sur les personnes, même de leurs adversaires présumés. Ce qui m’a fait irrésistiblement penser au passage de l’Evangile de Matthieu que je cite en titre et en exergue: un fils dit oui au Christ et refuse de se laisser déplacer pour le guetter dans son prochain. Un autre dit non au Christ, et pourtant donne de lui-même pour son prochain (il est vrai que si j’en crois son site principal, cette dénomination sataniste semble reconnaître plus que d’autres une certaine valeur à l’empathie et la compassion). Tout cela me confirme dans ma conviction que le combat du collectif contre le « satanisme » et la « contre-culture » n’a rien de sérieux ni de légitime, et est motivé par des arrière-pensées politiques et non par une authentique démarche évangélique.

3. A ceux qui s’étonneraient que j’accorde tellement de cas au bien être de la communauté musulmane, dans le contexte de l’attentat de vendredi dernier, je réponds que je les invite à lire le témoignage d’un journaliste qui a été pendant 10 mois l’otage de l’OEI, qui a fréquenté quotidiennement ses membres pendant toute cette période, et qui témoigne de leur volonté de cliver musulmans et non-musulmans, et de l’importance de leur refuser cette tentation et de tout faire pour encourager au contraire la coexistence et le dialogue:

« With their news and social media interest, they will be noting everything that follows their murderous assault on Paris, and my guess is that right now the chant among them will be “We are winning”. They will be heartened by every sign of overreaction, of division, of fear, of racism, of xenophobia; they will be drawn to any examples of ugliness on social media.

Central to their world view is the belief that communities cannot live together with Muslims, and every day their antennae will be tuned towards finding supporting evidence. The pictures from Germany of people welcoming migrants will have been particularly troubling to them. Cohesion, tolerance – it is not what they want to see. »

Qui, je le demande, a fait cette semaine, véritablement, le jeu du Diable, des satanistes ou des bons catholiques?

4. Quand je fais référence au passage de l’Evangile ci-dessus, j’ai bien conscience que je ne suis pas pure extériorité par rapport à son message, et qu’il est très possible que je puisse être le fils qui dit oui et ne fait pas, et le collectif celui qui dit non et fait, dans les années, mois, semaines ou jours qui viennent. Ce que je reproche à ce collectif, ce n’est pas tant d’exprimer des opinions avec lesquelles je suis en désaccord, que de sembler aveugle à la complexité du monde, de se contenter d’une grille d’analyse simple et abstraite, une construction intellectuelle, avec laquelle ils analysent et interprètent tout, sans jamais se préoccuper de vérifier et d’éprouver la solidité de leurs principe à la lumière de la réalité concrète des expériences singulières (ce qui les distingue profondément, quoiqu’ils en pensent, du réalisme aristotélicien dont ils se réclament sans doute). Tout dans l’actualité du metal, du satanisme, du rock, de la culture populaire et /ou contemporaine, est une confirmation de leur discours ou est passé sous silence. Même l’assassinat de fans de rock par un groupuscule religieux devient une preuve de la nocivité de l’irréligiosité supposée du rock. Le problème est à mon sens de cultiver les idées et les grands principes, dans leur simplicité séduisante, au détriment des ambiguïtés et des nuances des individus réels. J’ai conscience en écrivant ces mots que je m’attaque moi-même à un discours, au détriment de leurs personnalités réelles dont je ne sais pas grand chose, même si j’ai rencontré certains d’entre eux IRL. Et que cette tentation de l’abstraction jugeante me guette tout autant dans mes échanges avec les tradis, les cathos LMPT, les militants de droite etc. Je pars de leur exemple pour méditer un danger qui me guette tout autant qu’eux: celui de cultiver les divergences idéologiques au détriment d’une certaine capacité d’empathie, de perdre la capacité de se laisser surprendre ou d’être curieux des ressources morales insoupçonnées d’autrui. De se demander si quelqu’un qui semble contredire tout ce que je considère comme bon et beau et vrai est quand même capable de me surprendre et de témoigner en acte d’un bien que j’avais à peine, ou pas du tout, entrevu. De réaliser que derrière le « combat culturel », il y a des individus qui certes, s’inscrivent dans une histoire et dans des rapports de pouvoir, mais qui n’y sont jamais complètement réductibles, ou plutôt, les déplacent sans cesse, d’une manière qui peut être surprenante. J’ai conscience en écrivant ces lignes que certains lecteurs beaucoup plus proches de mes idées que le Collectif Provocs Hellfest pourraient y voir une forme de « dépolitisation », voire de démission face aux injustices sociales. Et cela me parait effectivement une difficulté. Il me semble cependant que l’angle politique, non seulement ne prime pas, mais que c’est précisément dans ses failles, dans les réalités individuelles à la marge, les « exceptions », qu’il n’arrive pas à englober ou résoudre ou dépasser, que se situe l’enjeu principal des luttes sociales/politiques, son enjeu principal. Et j’ai conscience aussi que les personnes du Collectif peuvent aussi bien me surprendre,  et m’ébranler, à tout instant, que je leur demande de se laisser ébranler ou surprendre par des metalleux ou des satanistes ou des musulmans.

5. Il existe en France une initiative, d’origine laïque et non sataniste, qui est née en janvier dernier, après la précédente vague d’attentats, qui a été lancée sous la forme d’un hashtag, #voyageavecmoi, sur twitter, et qui permet à chacun d’entre nous de proposer à des personnes musulmanes qui prennent seules les transports en commun d’être accompagnées. Quelqu’un vient de créer une application (que je n’ai pas encore réussi à faire fonctionner mais je n’ai pas encore suffisamment essayé). J’invite tous mes lecteurs/toutes mes lectrices à reprendre à leur compte cette démarche.

Et quoiqu’il en soit, après une semaine qui a été, comme pour l’immense majorité d’entre nous, bien lugubre, l’initiative sataniste que je citais plus haut a suscité en moi de la joie, et un peu d’espoir. Et me donne envie, rempli que je suis de reconnaissance et d’espérance, d' »embrasser le diable ».

Une Réponse to “Matthieu 21, 28-32 (Kiss the Devil)”

  1. […] Pour une relecture et une réinterprétation chrétiennes des thématiques du black metal et des genres culturels qui lui sont associés « Matthieu 21, 28-32 (Kiss the Devil) […]

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