Archive pour Créer du sens

L’usage des pseudonymes dans le black metal

Posted in La "philosophie" du black metal with tags , , , , , , , on 10 février 2012 by Darth Manu

Une polémique en cours entre différents blogs cathos à propos du pseudonymat sur internet (voir ici, ici, ici, ici, ici ou encore ici) m’a donné l’envie d’écrire ce billet, quoique le contexte n’ait pas grand chose (voire rien) à voir.

Il n’y a qu’à parcourir des pochettes d’album pour réaliser que beaucoup de musiciens de black metal ne signent pas leur musique de leur vrai nom:

 » Black metal artists also adopt pseudonyms, usually symbolizing dark values, such as Nocturno Culto, Gaahl, Abbath, and Silenoz » (article « Pseudonym », Wikipedia).

« La plupart des musiciens de black metal décident d’adopter des pseudonymes, souvent inspirés de personnages occultes ou imaginaires » (article « Black Metal », Wikipedia).

A la différence des pseudonymes utilisés par beaucoup d’internautes, les noms de scène des black metalleux n’ont généralement pas pour fonction de dissimuler leur identité. Pour reprendre les exemples donnés plus haut, cela prend quelques secondes sur n’importe quel moteur de recherche pour trouver les noms qui se dissimulent derrière: Nocturno Culto = Ted Skjellum, Gaahl = Kristian Eivind, Abbath = Olve Eikemo, Silenoz = Sven Alte Kopperud.

Pourquoi un pseudonyme? Des membres du forum Ultimate Metal, dans un fil de discussion intitulé  black metal stage name, proposent les réponses suivantes:

– La tradition musicale:  « Tradition, mostly, I would say », « Artists in general have done it for very long », « And they’ve done it in thrash to, like hellcunt, angelripper, etc. ».

– Pour des raisons esthétiques:  « Plus, « Baragathron: satanic death battery » sounds more sinister than « Brian: underproduced tinny drums » », « Because they are awesome », « because « Jeff Whitehead » probably would not gain attention, notoriety, or even sales as much as « Wrest » », « It’s all part of the aesthetic. Why do early heavy metal musicians wear leather? It fits with the music. », « It’s kewl that’s why », « It’s a lot more kvlt and grim to be called Necrobutcher than Jørn Stubberud, especially if you’re wearing corpse paint », « To make them sound cool ».

– Pour quelques uns, parce que leur vrai nom apparait antinomique avec les valeurs dont ils se réclament: « Some black metal musicians chooses stage names as a rebellion against their Christian names, if they have one, or if their last name was Christiansen for example » .

J’émets une réserve sur ce dernier argument: si certains black metalleux ont en effet modifié ou dissimulé leur nom en raisons de ses consonnances chrétiennes, il semble que cela ait été de paire avec une motivation d’ordre esthétique. Pour prendre l’un des exemples les plus célèbres, Kristian Larsson Vikernes a changé légalement son nom en Varg Qvisling Larssøn Vikernes, mais il a en plus pris le pseudonyme de « Count Grishnackh », du nom d’un personnage du Seigneur des Anneaux.

S’il est vrai que le black metal est loin d’être le seul courant musical, ou même artistique de manière générale, à faire un usage intensif des noms de scène, le caractère quasi systématique de ce dernier, associé à des caractéristiques telles que le « look » black metalleux (corpse paints, cuir et clous, armes médiévales), la mise en scène des concerts, les illustrations de pochettes,  l’imaginaire fantastique que de manière plus générale tous ces éléments  convoquent ensemble, tendent à en faire non seulement une forme d’expression musicale parmi d’autres, mais une revendication d’un « art total », qui puise ses significations non seulement dans la musique, mais également dans toute sorte d’autres medias artistiques ou idéologiques. Certains artistes contemporains ne s’y sont pas trompé, et ont puisé dans ses thèmes et son imagerie une partie de leur propre inspiration:

 » La multiplication des références au black metal dans la production artistique contemporaine n’est ni accidentelle ni fortuite. Depuis sa naissance en Norvège au milieu des années 1980, le black metal veut être plus qu’un genre musical, et revendique le statut de mouvement esthétique et politique total, avec des ramifications dans les arts plastiques, la littérature, et l’idéologie (plusieurs groupes entretiennent des liens étroits avec le mouvement de l’écologie radicale ou deep ecology, version extrême, conservatrice et anti-humaniste de l’écologie politique). Son lexique esthétique, qui emprunte à la fois au répertoire classique du heavy metal, à l’expressionnisme et au romantisme allemands, et ses références appuyées aux paganismes et aux motifs littéraires de la catastrophe et de la mélancolie en font un matériau privilégié pour l’art contemporain.

La plupart du temps, les plasticiens se contentent de recycler ou de citer ce lexique visuel, laissant de côté la musique. Aussi, l’œuvre de Mickaël Sellam fait figure d’innovation, puisqu’elle combine réflexion plastique et création musicale. Sa pièce Black Metal Forever est une machine de chantier, une nacelle pouvant s’élever à seize mètres de haut et réinterprétée en adéquation avec le vocabulaire esthétique du Black Metal. Cette machine se déploie de façon inquiétante, produisant au passage sa propre bande son » (« Le black metal pris dans un devenir-machine », par Morgan Poyau, sur le blog The Creators project).

A la lumière de cette revendication, on comprend que l’omniprésence de la pseudonymie, chez les artistes de black metal, n’a pour  fonction principale ni de dissimuler l’identité réelle, ni de sonner bêtement « cool », mais de participer à la construction d’un monde imaginaire, où tout ce qui renvoie à la quotidienneté banale de nos vies disparait au profit d’une imagerie sombre, fantastique, effrayante ou mélancolique, qui s’inscrit souvent dans un discours anti chrétien ou néo païen, mais qui plus profondément, peut intégrer toutes sortes de thématiques ou d’idées qui puisent dans l’onirisme, la fantasy, la mythologie, etc. (et le fantastique chrétien, l’heroic fantasy chrétienne, ça existe, dans la littérature, au cinéma, etc. Alors pourquoi pas du black metal chrétien, soit dit en passant?).

A noter que les black metalleux, souvent pétris de contradictions comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer,  tout attirés qu’ils sont par cette aspiration au « sérieux » contenue dans leur musique, n’hésitent souvent pas à prendre leurs distances avec celui-ci, en le brisant par la dérision. Concernant l’usage des pseudonymes, les exemples abondent dans le fil de discussion d’Ultimate Metal cité plus haut, et culminent dans la référence aux générateurs automatiques de pseudonymes de black metal (au passage, sur mon vrai nom, ça donne: « immortal Earl Anazarel », et sur Darth Manu: « dark Atheling Mammon » ;)). Il existe d’ailleurs également des générateurs de titres de chansons de black metal aléatoires, preuve que la plupart des black metalleux ne sont pas dupes de l’extremisme affiché du milieu, et ont mis en place des mécanismes de distanciations par rapport à ses aspects les plus morbides. A ce titre, beaucoup d’entre eux (pas tous, certes) ont beaucoup plus les pieds sur terre et font preuve de beaucoup plus de bon sens et de recul par rapport à l’imagerie black metal que certains de leurs dénonciateurs les plus féroces (genre Jacky Cordonnier et consorts).

Si je puis me permettre de revenir en conclusion sur le débat qui agite la cathosphère et que je citais en début de billet, il me semble que ce petit excursus dans le black metal montre une fonction du pseudonyme qui est à mon avis beaucoup plus centrale que l’anonymat, qui a été bien perçue par certains des blogueurs que je mettais plus haut en lien, mais pas vraiment semble-t-il par l’Abbé Amar qui est à l’origine de la polémique: le pseudonyme permet de créer du sens, de donner aux propos, très courts et avec peu de contexte sur twitter, plus développés sur les blogs, un contexte, une profondeur, une certaine ambiance, et surtoutune sorte de préambule, de déclaration d’intentions. Le pseudonyme de « Koz », sur le blog « Koztoujours », m’en apprend plus sur sa personnalité que son identité véritable: Erwan Le Morhedec. De même que des pseudos comme « Les Yeux Ouverts », « Pneumatis » ou « Darth Manu » en disent plus sur le contenu et la finalité de nos blogs respectifs que nos véritables patronymes (et je connais le vrai nom de chacun des blogueurs que je viens de citer). Et ce qui est le contraire des polémiques stériles sur internet, auxquelles cet appel du Père Amar à la levée des pseudos chez les catholiques entend répondre, c’est bien que chacun, nous contribuions à créer du sens. Si les pseudos nous le permettent, pourquoi s’en priver? Après, c’est à chacun de discerner dans son for intérieur sur l’usage véritable qu’il fait de son pseudonyme…